On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. ».
Alfred de Musset
On ne badine pas avec l’amour – Acte II scène 5
 
 
 
 
Cher Christophe Honoré,
 
Il me semble que seul un romancier pouvait écrire et réaliser Les Biens-Aimés, fiction traversée par une énergie proche de celle de la vraie vie. Votre huitième long-métrage de cinéma et non des moindres n’a pas froid au cœur tant il revendique l’acte d’aimer à plein temps et sur toute la terre.
 
Dès le générique en plongée, le regard du spectateur s’attendrit devant le pastiche à « Demy Truffaut » où les parapluies cherbourgeois sont remplacés par des jambes de femmes chaussées de souliers aux couleurs vives. Les Biens-Aimés aurait pu s’intituler La Femme qui aimait les hommes et les chaussures car, pour s’offrir une paire d’escarpins Roger Vivier, Madeleine vend son corps.
Telles les deux Marion Bergamo et Steiner de La Sirène du Mississipi et du Dernier métro, la jambe gainée dans un bas offert, la Belle de jour murmure : « J’attends, j’attends… ».
 
 
Roger Vivier : pantoufle de vair ou de rêve ?
 
 
De l’occasionnel à l’absolu, il n’y a qu’un pas que cette Cendrillon des sixties franchit allègrement en succombant aux charmes de Jaromil, slave et docteur de son état. Après cette rencontre parisienne pleine de peps et de baby boom, Madeleine suit son beau Tchèque à Prague. Elle met au monde Véra. Au printemps 1968, l’insoutenable légèreté d’être de la jeune femme éclate face à l’invasion des chars russo-communistes.
 
 
La Maladie d’amour
 
 
Passion en pointillé. Tendresse constante. Idylle impossible. Inclinaison à sens unique. Etreintes imprudentes… Tout en suggéré, à l’image du cinéma modeste de Val Lewton dans les années 1940 à Hollywood, Les Biens Aimés propose une carte du Tendre où les différents visages des sentiments se déclinent à Paris, Prague, Londres, Montréal et, comble de l’exotisme, à Reims!
Toutes ces villes où elle court, elle court la maladie d’amour dans le cœur de Madeleine et de Véra. Fait s’exalter, rire, souffrir, pleurer ces deux blondes. Gonfle leur désir au-delà des frontières. Plombe leur cœur d’artichaut. Les foudroie comme le crash des Twin Towers.
 
 
Si jamais tu m’écoutes / Si jamais tu me crois
Je te jure qu’il m’en coûte / Mais je pars cette fois
Prague – Alex Beaupain
Ludivine Sagnier
 
 
Du printemps révolutionnaire à l‘automne sidéen, la conjugaison du verbe aimer au passé, présent et futur, n’est pas une mince affaire. C’est d’ailleurs lorsque le climat du film s’épaissit que la fluidité de la mise en scène fait mouche.
Sur les ponts de Paris, la passation de pouvoir de la jeunesse à la maturité se transforme en quatuor enchanté où « tout est si calme en apparence malgré la nuit qui avance« . Dans les rues de Londres, Véra s’enfuit éclairée par une poursuite de music-hall, auréole sacrificielle qui lui colle à la peau. Son stand-by à Montréal, parenthèse radicale dans la structure narrative, dénonce la folie meurtrière des hommes.
 
Les dieux ne sont pas en reste pour briser les romances. Ils envoient des branches assassines, des médications dangereuses, des cimetières où la terre enlace le corps des ophulsiennes Ophélie.
Quand Madeleine, fétichiste au bout de la nuit, se penche au bord de sa falaise, elle se dédouble et regarde le fantôme de son prince la chausser. Elle chante alors que ce qui la tue n’est pas de vivre sans lui, mais de ne pouvoir exister sans l’aimer.
 
 
Je suis restée une femme légère
Pour m’éviter le poids du coeur et ses mystères
Les amours comme des sacs de pierre
Une fille légère – Alex Beaupain
Chiara Mastroianni & Catherine Deneuve
 
 
Vertige de l’amour
 
 
Pour illustrer la palpitation de ces chassés-croisés, quoi de plus gracieux que des chansons, à la fois sous-titres et bulles mélodramatiques. Dans La Femme d’à côté de François Truffaut, Fanny Ardant affirme : « Plus les chansons sont bêtes, plus elles disent la vérité ! D’ailleurs elles ne sont pas bêtes. Qu’est-ce qu’elles disent ?… Elles disent : « Ne me quitte pas » ou « Ton absence a brisé ma vie ». ».
 
Les mélodies d’Alex Beaupain, providentielles au fil de l’intrigue, se tournent vers Louis Aragon et Charles Trénet. Le premier avance : « Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare« . Beaupain réplique : « Pour un soupir combien de coups ? / Pour un murmure combien de cris ? ».
Quant au Fou chantant qui truffe son jardin extraordinaire de revenants cochons et de suicidés ravis, les héroïnes d’Honoré lui répondent en chœur que si elles ne croient pas au bonheur, cela ne les empêche pas d’être heureuses !
 
 
Fini le temps de s’amuser / Que reste-t-il de vos baisers ?
Jeunesse se passe et je m’y fais / L’été hélas a mal tourné
Jeunesse se passe – Alex Beaupain
Chiara Mastroianni
 
 
Cher Christophe, merci pour ces figures de femmes amoureuses de l’amour : Chiara Mastroianni la délicate empêtrée, Ludivine Sagnier l’incorrigible écervelée et bien sûr, Catherine Deneuve l’impériale gironde. Toutes règnent sur les sentiments et dans l’hémisphère droit émotionnel de mon cerveau depuis que j’ai vu votre film.
Milos Forman si Marcello ; Michel Delpech sans bémol ; Louis Garrel, Paul Schneider et Rasha Bukvic avec tout ce qu’il faut là où il faut, me séduisent et me font fondre. Pourtant, depuis le temps, je devrais savoir qu’il n’y a pas d’amour heureux et qu’il ne faut pas badiner avec lui, mais comment faire quand un écran de cinéma fait boum et qu’avec lui notre cœur fait boum-boum ?
 
 
Cannes 2011 : Deneuve & Honoré
Guillaume Horcuajelo
 
 
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