L’art d’aimer ? C’est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d’une anémone.

Emil Michel Cioran – Syllogismes de l’amertume

only-lovers-left-alive-only-lovers-jarmusch-posterPoème à voir. Poème nécessaire. Mélopée urbaine, mélancolique, spirituelle. Histoire d’amour archétypale d’un couple éternel. LUI a Eve dans/dent la peau. ELLE est accroc à la pomme d’Adam. Adam et Eve chez Jim Jarmusch ont viré leur cuti, basculé dans le royaume des ombres, déserté l’ésotérique pour le fantastique depuis des siècles et des siècles. Vampires, ils tiennent la distance. Modernes, ils vivent à distance. Elle, senior sculpturale New age, médite à Tanger. Lui, plus Stuart Staples que Kurt Cobain, compose des mélodies funèbres à Detroit. Unis par la pensée et par Skype, Eve s’aperçoit qu’Adam broie du noir. Elle prend un avion pour soutenir son grand dadet d’amant nostalgique de ses frasques avec Lord Byron et Mary Shelley. Dans la carlingue blanche et bleu clinique, quelques gouttes de sang échappées de la blessure d’un passager font frémir les lèvres de la goule. Bouche en émoi avec incisives rétractiles. Mais Eve, éthérée, raffinée, sage depuis le temps, préfère épargner ou « convertir » ses victimes plutôt que les occire. Adam, plus remonté contre le genre humain qu’il traite de « zombie », se tirerait bien une balle en plein cœur. Humeurs de dandy, noirceur d’artiste.
Dans les airs, gantée de cuir crème, Eve, belle comme le jour, lit des vers de Christopher Marlowe, plagié par ce satané Shakespeare ! Marlowe, son vieil ami élisabéthain a l’âme effilochée comme le velours de son petit gilet. Et dans ce XXIème siècle flapi et stone, Adam et Eve dégustent la « Merveille », concentré d’hémoglobine qui leur procure une extase proche du shoot. Un flottement, une échappée belle pour tolérer les trépidations terriennes au fil des âges : les catastrophes naturelles, les fléaux, les grands carnages des zombies.

Le film noir avec Down by law, le western avec Dead man, le film de samouraï avec Ghost dog, the way of the samurai. Le film de genre, ou plutôt les vicissitudes de ses héros, portent bonheur à Jim Jarmusch. John Lurie et Tom Waits en prisonniers, Johnny Depp et Gary Farmer en hors-la-loi dans l’Ouest sauvage, Forest Whitacker en pigeon de la mafia, autant de loups solitaires au pays des hommes, figures errantes rejetées par eux. Le mythe du vampire ne pouvait à ce titre de paria qu’inspirer Jim le noctambule à la tignasse de neige, Jarmusch le funambule sur la crête de l’underground.

Une galette de vinyle tourne avec nonchalance sur un pick-up. Fondu enchaîné. Tilda Swinton en robe d’apparat est filmée en plongée. Les broderies de sa tenue se fondent à celle de son jeté de lit : patchwork scintillant, oriental. Fondu enchaîné. Même mouvement sur Tom Hiddelston, teint de craie, hardes sombres, guitare entre les jambes, affalé sur un divan rouge sang. La caméra dessine une spirale, se rapproche des deux amants.
Dans la volonté de redéfinition du temps – n’est-ce pas là le but originel de tout créateur de fiction, et aussi la clef du mystère de son identité ? – Jarmusch apporte une nouvelle latence au concept d’éternité de vie du vampire. Là où Tony Scott proposait en 1983 dans The Hunger une opposition entre l’horizontalité du temps inventée par les hommes et sa verticalité propre à l’incubation artistique, Jarmusch dépl(o)ie le postulat d’éternité d’une façon circulaire, contemplative, compassionnelle. À peine prédatrice. Meurtrière bien sûr, mais toujours hors-champ.

only_lovers-left-alive-only-lovers_swinton-jamrusch_vampireonly-lovers-left-alive-only_swinton_tilda_jarmusch_jimBon sang !

Tels les anneaux hypnotiques d’un serpent, la violence sourde dès le mouvement de l’ouverture du film. Cette caméra spirale qui unit à distance Adam et Eve, n’est-elle pas là pour anesthésier les héros, les attirer dans l’antre de Detroit pour mieux les chasser d’un Eden hitchco-burtonien où Adam, tel son contemporain Thomas Edison, trafique les systèmes électriques pour dissiper le mood de la pénombre ? Et que nous montre Jarmusch au-delà des portes de ce paradis aux allures de musée bricolé ?… Deux dangers. Deux villes sur deux continents. Tanger et son flot d’immigration meurtrier, son tourisme sexuel qui contamine le sang, met la santé des hommes et la longévité des mutants en péril. Detroit, cité exsangue, victime du krack boursier de 2007.
Constat présentiste symbolisé par le personnage d’Ava, la petite sœur d’Eve qui repointe ses quenottes après 87 ans de brouille familiale. Ava vit à Los Angeles, la capitale capitaliste des zombies avec ses milliers de cous à pomper. Ava ne résiste pas à l’irrésistible. Elle vit à l’heure du téléchargement, apprend la vie sur You Tube, plante ses crocs à tout va dans des carotides jetables. A l’instar du personnage de Claudia dans Entretien avec un vampire de Anne Rice, Ava fout le bordel. Vampirette creuse, décalcomanie d’une héroïne de Twilight de Stephenie Meyer, cruelle comme une ado de Moins que zéro de Breat Easton Ellis, Ava éjecte Adam et Eve de leur Eldorado, les condamne à la chasse, à la consommation d’humains.

Lâchés parmi les zombies voraces, le couple ressemble à deux agneaux old fashioned égarés dans un monde où la célébrité ne rime pas avec le talent, où la prospérité des grands n’offre plus l’aisance aux petits. Seule la pérennité des œuvres des artistes éclaire la longue nuit des amants. Idem pour ce film traversé d’influences de films d’épouvante. Á la clinique où Adam se fournit en sang, les docteurs Faust, Folamour et Watson servent de prête-noms. La littérature adoucit la corruption ambiante comme dans le cannibale Trouble every day de Claire Denis, ex-assistante réalisatrice de Jim Jarmusch dans Down by law. Le Glam punk du groupe Bauhaus de The Hunger  laisse la place aux riffs rock métalliques de Jozef van Wissem, et les steaks lesbiens des eighties se transforment en cônes glacés érectiles parfum O négatif.
Mais, plus encore, le film rend hommage à un fantastique plus nimbé. Celui de La Chambre verte de François Truffaut. Les réverbères de Detroit remplacent les bougies de la chapelle ardente de Julien Davenne. Halos qui éclairent les portraits accrochés aux murs de l’antre d’Adam : Oscar Wilde, Arthur Rimbaud, Ella Fitzgerald, Duke Ellington, Anthonin Arthaud, Samuel Beckett… Morts bien vivants, name-dropping inspirateur de la pulsion vitale. Celle qui mène Adam et Eve à Tanger, à deux pas du café des Mille et une nuits. Là où Yasmine Hamdan les ensorcelle jusqu’au lever du soleil. Chant du coq ou chant du cygne pour les vampires ?… La nuit tous les chats sont gris. Un sursaut d’optimisme traverse l’échine des félins, pulse de l‘infrarouge dans leurs pupilles. « Excusez-moi », murmure La Swinton telle une Lady du Moyen-Age. Adam et Eve, dents à l’air, ne vont faire qu’une bouchée d’un jeune couple d’amoureux. On n’est pas sérieux quand on a presque 1000 ans.

Only lovers left alive a été sélectionné dans la section officielle du Festival de Cannes 2013.

The Taste of blood – Josef van Wissen & Sqürl