Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste avec elles.

Rainer Maria Rilke

Vous souvenez-vous de la malle voyageuse du baron Fabrizio Donati dans Madame de… ? Le bagage qui fait l’objet d’un gros plan ouvre une séquence au mouvement de caméra sophistiqué. Une main colle une étiquette sur la malle déjà constellée de destinations. Le plan s’élargit. Le baron Donati (Vittorio De Sica) attend la fin de l’inspection de l’employé des douanes. Madame de… (Danielle Darrieux) surgit dans l’écran, suivie de sa dame de compagnie. Le pas pressé, empreinte de cette allure un brin hautaine des femmes convaincues de leur séduction. L’héroïne s’arrête au guichet. Ses yeux découvrent le regard de Donati. S’attardent. Juste assez de temps pour se laisser désirer, pour le laisser espérer. Madame de… s’en va et s’évanouit dans un rideau de brume. Dans un noir et blanc ou plutôt un gris épais, laiteux, opaque, ophulsien. Apparition. Ensevelissement dans le brouillard. 

« Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas… »

Cette séquence résume à elle seule quelques reflets de l’œuvre de Max Ophüls. J’écris bien « quelques » car toutes les visions, les mouvements de caméra du réalisateur se répondent, se contrarient, se complexifient à l’infini. Cet enchevêtrement lissée par une élégance compose au final un style gigogne, ramifié. Une oeuvre reconnaissable par son identité réfléchie, entière, profonde, son unicité créatrice à la fois classique et avant-gardiste qui apprivoise pour mieux pulvériser la grammaire du cinéma muet et parlant, européen et américain de la première moitié du XXe siècle.

La séquence de la rencontre entre le baron Donati et Madame de… est d’essence wellesienne parce que l’objet (la malle, mais surtout la paire de boucles d’oreille de Madame de… et la boule à neige de Citizen Kane) détermine le déroulement du récit comme un personnage à part entière. Si la malle de Donati évoque bien sûr le voyage, elle traite aussi symboliquement de son contenu. C’est-à-dire le poids du bagage qui s’enrichit au fil des errances, mais aussi s’empile, s’éparpille, s’alourdit tels les boîtes, les paquets et les sacs perchés sur le toit de la diligence de Lola Montès (Martine Carol). Lola ou l’éternelle exilée comme Max Ophuls, Juif sarrois né en 1902, migrant d’Allemagne vers la France, de la France vers les États-Unis, des États-Unis vers la France avant de mourir en Allemagne, à Hambourg en 1957. S’exiler de pays en pays, c’est apparaître et disparaître, s’escamoter de façon plus ou moins furtive : image de Madame de… dans le regard de Donati. S’exiler, c’est entretenir une mémoire kaléidoscopique, parcellaire, fantasmée et désordonnée : pêle-mêle des flash-back de Lola Montès identiques à ceux de Charles Foster dans Citizen Kane.

Rosebud

À propos du passé, donc du tissage des souvenirs, Max Ophüls déclare : « Le passé m’enchante parce que, entre autre chose, il attendait notre apparition. L’avenir m’angoisse parce que, entre autre chose, il prépare notre mort ». Si le passé attend Ophüls pour être filmé, alors Lettre d’une inconnue touche au chef-d’œuvre tant cette fiction romanesque traduit la culture et la sensibilité Mitteleuropa d’avant-guerre. Lettre d’une inconnue recrée le Vienne de 1900 dans l’industrie hollywoodienne de la fin des années 1940. Redonne vie à une Autriche succombée comme le personnage de Lisa Berndle (Joan Fontaine) qui commence le film par ces mots off : « Quand vous lirez cette lettre, je serai décédée ». La vision fantomatique de Vienne que propose Ophüls est une épure fantasmée, un accès au mental de la protagoniste. Joan Fontaine y flotte plus qu’elle ne marche dans un dédale de rues et de places désertées, ensevelies sous la neige. Sa silhouette éthérée stigmatise à la perfection l’essence de l’Apocalypse joyeuse, ce courant d’idées viennois mélancolico-nostalgique où le morbide imbibe les partitions légères des valses de Johann Strauss.

Lettre d’une inconnue, Madame De, Lola Montès : trois mélodrames ophülsiens. Trois femmes qui se donnent à l’amour alors qu’autour d’elle, les figures masculines se prêtent, mais finissent toujours par se dérober. Trois visages qui croisent des miroirs et nous offrent non pas des reflets de leur féminité, mais une projection de leur métaphysique révélée par l’esthétique de Max Ophüls. Un créateur à part entière dont le féminisme ne provient pas d’un genre, le woman’s picture, mais de sa propre réflexion – sa pensée par l’image – dans la psyché féminine. Chez Ophüls, la femme fait toujours preuve d’une authenticité amoureuse, mais ses sentiments sont sans cesse trahis par les jougs de sociétés sur le déclin au sein desquelles elle n’a pas droit de parole. Dans Lettre d’une inconnue, Madame de… et Lola Montès, une séquence montre la clef du chemin d’affranchissement qu’empruntent au prix de leur vie les trois héroïnes.

Lettre d’une inconnue (1948) ou le simulacre du désir

Lettre d’une inconnue raconte l’amour impossible de Lisa Berndle pour Stefan Brand (Louis Jourdan), un musicien qu’elle ne croise que trois fois dans sa vie. Lorsque le film commence, elle vient de mourir. Stefan reçoit une longue lettre de Lisa qui lui livre sa passion inassouvie. Cette une adaptation du roman de Stefan Zweig. L’écrivain, dramaturge et journaliste viennois se donne la mort en 1942 au Brésil en réaction à l’invasion européenne par le régime Nazi. La même année et pour les mêmes raisons, Max Ophüls fuit la France pour les États-Unis. Viennent six ans de flottement pendant lesquels aucun de ses projets n’aboutit à part – ironie du titre – L’Exilé, un film en costume avec Douglas Fairbanks Junior où le goût du plan séquence commence à s’affirmer. Grâce à la rencontre avec un producteur en marge des grands studios, John Houseman, le cinéaste réalise son premier chef-d’œuvre qui dément par son dépouillement extrême l’étiquette baroque apposée à tort et à travers sur sa filmographie.

La séquence du Prater de Vienne, sous ses dehors désuets de carte postale, offre différentes couches de lecture. Par la fenêtre d’un wagon d’un train d’attraction, défilent des paysages peints avec leur l’illusion de voyager. Lisa, assise face à Stephan, se laisse aller aux confidences. Dans une douce exaltation, elle se souvient d’un voyage au jardin botanique de Rio de Janeiro. Stefan coupe son récit. Va payer le technicien pour qu’il actionne de nouveaux paysages peints. Dans le wagon, Lisa avoue au musicien qu’elle n’a voyagé que par procuration grâce à des prospectus que lui lisait son père. Elle confie que son géniteur les a abandonnées, elle et sa mère, puis murmure qu’il avait de beaux yeux. Toutes les confidences de la jeune femme sont coupées par Stefan qui babille des informations sur l’alpinisme en admirant des chaînes de montagnes peintes. Décryptage :

Lisa : Sa propension à l’exaltation la conduit, même par jeu, à la mythomanie, donc fait planer un léger doute sur sa santé mentale. Le vide créé par l’abandon de son père dont elle ne se rappelle que la beauté du regard, laisse la place à un homme de rêve, à un prince charmant plutôt qu’un homme de chair et de sang.
Stefan : Sa beauté aussi douce que classique, son statut de musicien à succès et ses manières superficielles dévirilisent son personnage. Pourtant, ce sont ces caractéristiques qui sécurisent Lisa, enflamment son délire amoureux. L’intérêt amusé du jeune mondain contraste avec les confidences de Lisa. Chez Ophüls, quand la femme livre en bloc ses sentiments, l’homme ne se prête qu’à un jeu de séduction.
Le train : Ce décor est à l’image de l’histoire d’amour de Lisa. Immobile, illusoire, nourrie de faux-semblants (les prospectus de voyages et les paysages peints). Les dialogues de Stefan ajoutent à cette supercherie. Il déclare qu’en alpinisme, lorsque l’on atteint le sommet, il faut redescendre. Présage du naufrage amoureux de Lisa.
Le personnel du Prater : « Le mouvement, c’est la vie » déclare Lola Montès en perpétuel voyage. Chez Ophüls, l’existence au travail s’incarne par les seconds rôles qui s’affairent comme une fourmilière et actionnent de façon souterraine le divertissement bourgeois de la société. Stefan paye l’employé pour que de nouveaux paysages peints défilent. Le vieil homme remet en marche sa machine. Crie qu’il change de décor, annonce avec bonhomie la nouvelle destination. Inconsciemment, ces petites gens (les serviteurs réveillés en pleine nuit lors de la perte des boucles d’oreille de Madame de…, les valets de Louis Ier de Bavière qui se relayent dans tout le château pour recoudre la robe déchirée de Lola Montès) participent à l’exaltation de l’héroïne, concourent de façon solidaire à l’édification de son rêve. Lorsque cet élan populaire se dérègle, il entraîne inexorablement la chute de la figure féminine.

Dans Lettre d’une inconnue, c’est un orchestre épuisé qui cesse de jouer laissant les amoureux enlacés sans musique, donc sans lendemain.
Dans Madame de…, c’est l’éternel retour du prêteur sur gage avec les boucles d’oreille qui dévoile le caractère frivole et mensonger de la protagoniste. 
Dans Lola Montès, c’est l’artiste peintre qui ne cesse de refaire le portrait de la courtisane, étire ainsi dans le temps la romance entre Lola et le roi. Lorsque le tableau est terminé, il est refusé dans tous les lieux publics. Métaphore de la présence indésirable de Lola en Bavière. Annonce de son bannissement.
Même si trois ces protagonistes font preuve de défaillance dans leurs choix, de légèreté dans leurs jugements, toutes aiment avec une sincérité sans fissure. L’authenticité de leurs sentiments ne peut résister face à l’organisation d’une société bourgeoise programmée pour entretenir la mascarade du désir, l’alimentation du plaisir. Dans un tel contexte social et économique, la pureté des sentiments est exclue. Celle qui transgresse cet interdit court à sa perte, et le paye de sa vie.

Madame de… (1953) ou l’univers qui ne finit pas d’être

Du roman de Louise de Vilmorin adapté par Max Ophüls, le cinéaste isole une phrase : « Elle eut l’impression de n’avoir plus d’importance ; elle se demanda ce qu’elle faisait sur terre et pourquoi elle vivait ; elle se sentit perdue dans un univers qui ne finit pas d’être ».
Madame de… est une incorrigible cigale. Elle dissimule ses dépenses astronomiques à son époux jusqu’au jour où elle doit mettre au clou pour éponger une dette, une paire de boucles d’oreilles en diamants. Le général de… (Charles Boyer) les rachète puis les offre à une maîtresse en cadeau de rupture. Elle-même les revend au baron Donati, diplomate italien, qui s’éprend de Madame de…, et lui offre les bijoux en gage d’amour.

Avant la préparation techniquement d’un plan, Ophüls qui fut acteur dans sa jeunesse à Sarrebruck puis metteur en scène de deux cents pièces et opérettes en Allemagne, Suisse et Autriche, aime répéter dans l’espace du décor avec les comédiens de ses films. Non pas comme au théâtre, mais d’une façon sensorielle, organique. La prise de pouvoir d’une aire de représentation par un corps est un phénomène animal. Les mouvements des corps et la musique des timbres de voix décident de la chorégraphie de la caméra chez Ophüls. Particulièrement sur le plateau de Madame de… où le cinéaste aime s’éloigner dans les coins déserts pour y chuchoter des monologues à son égérie, Danielle Darrieux alias DD, le phénomène cinématographique français de la première moitié du XXe siècle avant, dans la seconde, l’avènement de Brigitte Bardot alias BB. Ophüls dirige Darrieux dans deux films tournés depuis son retour des Etats-Unis : La Ronde (1950) , Le Plaisir (1952).
À propos de la performance de Danielle Darrieux dans Madame de…, le réalisateur déclare : « Quelle sublime comédienne ! Regardez ce tendre mouvement de l’épaule. Regardez ses yeux mi-fermés. Et son sourire, oui, son sourire qui ne sourit pas, mais qui pleure ou qui fait pleurer. Comme c’est drôle : un sourire peut faire pleurer, et d’autre part, une chose toute triste peut provoquer un rire insouciant. Danielle, c’est la vie. J’adore travailler avec elle ! Elle sait parfaitement s’imbiber de mes convictions, comme une idéale éponge intellectuelle, pour les faire égoutter où, s’il le faut, les déverser dans les scènes à jouer, avec une précision de mathématicien. Je l’adore ! ».

Dès la préparation du film, Ophüls insiste sur la vacuité de son héroïne. Il la conçoit vide par nature, au sein d’une classe sociale aisée qui favorise sa frivolité. Le réalisateur ne demande pas à Danielle Darrieux de remplir le vide de son personnage, mais de l’incarner. Performance accomplie de la neutralité. Darrieux débute le film comme une page blanche, en totale adhésion avec la superficialité du monde qui l’entoure. C’est-à-dire en accord avec un univers qui ne finit pas d’être de et dans son confort. C’est la puissance de sa passion pour Donati qui lui fait prendre conscience de son inexistence. Pour noircir cette femme page au point de l’étouffer sous le poids des conventions bourgeoises, Ophüls conçoit un mouvement, innove une pulsation incessante. Ils déclenchent, creusent la profondeur de l’héroïne terrassée par la souffrance amoureuse. Un tempo à la fois superficiel et tragique qui montre son évolution dans une succession perceptible d’événements.


Dans Liebelei (1933), le premier grand succès cinématographique de Max Ophüls tourné en Allemagne, un couple danse une valse tantôt dans un costume, tantôt dans un autre. Ce procédé trouve son aboutissement dans la succession de bals qui unissent Madame de… au baron Donati. Décryptage :

Premier bal en plan large : Entourés de figurants, Danielle Darrieux et Vittorio De Sica valsent et rient. Leur conversation futile est inaudible.
Second bal en plan moyen : Autres costumes. Le couple parle encore, mais ne sourit plus. De rares silhouettes évoluent autour d’eux.
Troisième bal en plan américain : Autres costumes. Les deux danseurs parlent, mais de longs silences séparent leurs rares propos. Aucun danseur ne les entoure.
Quatrième bal en gros plan : Autres costumes. Le couple valse toujours, mais se tait. Il se regarde intensément, très grave. La salle est désertée.

Par le mouvement de l’image et les différents cadrages, l’intimité des amants se resserre. Leur isolement au fil des plans traduit la gravité de la passion sur la frivolité des mondanités. Au final, la désertion des danseurs symbolise le rejet des sentiments adultérins de Madame de… par la société tout entière. L’évolution des sentiments et la progression mentale de l’héroïne se morcellent en instants à la fois séparés et unis. Parti pris de mise en scène qui rejette de façon naturelle le plan fixe, contraire au mouvement de la vie selon Max Ophüls.
Avec la mobilité autodidacte de sa caméra, issue de son expérience d’acteur et de metteur en scène de théâtre, le cinéaste conçoit pour chacune de ses héroïnes une chorégraphie particulière : fantomatique pour Lisa Berndle, emprisonnante pour Madame de…, effarante pour Lola Montès. Perpétuel mouvement qui, à chaque fin de film, se termine par un procès social sans appel.

Lola Montès (1955) ou la décapitation couronnée

Max Ophüls adapte Lola Montès, un roman de Cecil Saint Laurent. Lola Montès est une courtisane anoblie par le roi Louis Ier de Bavière. Elle est l’une des femmes les plus scandaleuses et les plus en vue du XIXe siècle. À la fin de sa vie, sa déchéance ne lui permet d’être qu’une artiste de second plan dans un cirque de New Orleans. Phénomène de foire, elle est jetée en pâture au public…À propos de Lola, le réalisateur prétend que son personnage n’a pas plus d’importance dans l’histoire que la paire de boucles d’oreille de Madame de… Pour incarner la courtisane, il statufie Martine Carol, la bimbo des années 1950 plus adulé pour ses charmes que pour son talent. Il lui demande de devenir brune pour avoir l’air d’une vraie actrice, et lui offre son plus beau rôle. En Jeanne d’Arc de music-hall, elle atteint le sublime dans les scènes de cirque où elle rejoint Falconetti par le jeu de sa détresse contenue.

En 1957, l’année de sa mort, le cinéaste raconte à François Truffaut et à Jacques Rivette pour Les Cahiers du Cinéma : « J’étais tout petit, c’était à Worms, pendant la foire, sous une tente. Sur l’écran, on voyait un bonhomme derrière un bureau : il avait mal à la tête et paraissait complètement affolé ; il écrivait quelque chose, il fumait nerveusement, il était en colère et tout à coup il a pris l’encrier et il a bu l’encre : alors il est devenu tout bleu. Ce film m’avait énormément impressionné parce qu’il était, surtout pour un enfant, totalement féerique et invraisemblable : comment, en buvant de l’encre, peut-on devenir tout bleu ? Une fois rentré chez moi, je dois avouer que j’ai essayé à mon tour. J’ai bu l’encre : ma langue est devenue toute bleue, rien d’autre n’est arrivé. Voilà mon premier souvenir de cinéma ».

L’apparition des couleurs sur l’écran au milieu du XXe siècle bouleverse l’industrie cinématographique. Avec Lola Montès, Ophüls abandonne le noir et blanc. La palette qui s’offre à lui bouscule son esthétique. Elle engendre une nouvelle réflexion chez l’artiste : extirper les couleurs de leur solitude et les faire se composer psychologiquement ensemble. Isolée, chaque couleur demeure muette, inexpressive. Au cinéma comme au théâtre, elles prennent vie et deviennent photogéniques quand elles se frôlent. Pour parvenir à rendre psychologique une couleur, il faut savoir l’animer de reflets en la caractérisant au contact de ses voisines. Le noir, le bleu électrique et le rouge sang du cirque où se produit Lola renforcent la violence du spectacle. Pour la jeunesse triste de Lola (flashback du bateau), le noir et le bleu encre entourent l’embarcation. Même la robe virginale de l’héroïne, consciente des ambitions matrimoniales que sa mère organise cupidement, n’est pas blanche mais gris clair. Le flashback avec Franz Liszt privilégie les ocres et les pourpres, couleurs du déclin de la flamme amoureuse. Quant aux retours en Bavière, ils se traduisent par l’ivoire et le bleu crayeux pour le répit sentimental de la courtisane, par l’or et l’argent pour son ascension vertigineuse.

Un second territoire vierge engendre des innovations ou plutôt une lutte avec le format du Cinémascope imposé par les producteurs du film. Lorsque Lola s’amourache du fiancé de sa propre mère, Ophüls utilise des caches, rideaux qui s’ouvrent, se referment et condamne le couple comme dans Madame de…, mais cette fois-ci en l’isolant dans un cadre vertical.
Pendant le tournage de la fuite hors de la Bavière, le réalisateur s’écrie : « Cinémascope ! Cinémascope ! Que l’on ne me raconte pas d’histoires. Il n’est pas assez large. Il me faut un écran deux fois plus large encore. Un Cinémascope en carré » ! Pourtant, l’utilisation du Scope montre un paradoxe sublime dans Lola Montès : la verticalité de l’escalade de Lola au sommet du chapiteau du cirque, symbole de son ascension sociale, opposée à l’horizontalité du format Scope qui étire la longueur des couloirs, aligne les barreaux, multiplie les cordes. Obstacles franchis par la jeune femme jusqu’à l’essoufflement pour conquérir sa liberté de mouvement, son entêtement féministe malgré les prisons dorées ou sordides que lui offrent les hommes.

Lola en couleurs

Pendant l’ultime plan séquence du dernier film d’Ophüls, la caméra se retire lentement dans un long travelling arrière, laisse son héroïne enfermée derrière les barreaux d’une roulotte de foire. Lola est prisonnière du regard des spectateurs qui peuvent lui baiser la main moyennant un dollar. Les rêves d’émancipation de la courtisane empruntent le glissement de la caméra qui semble s’écouler comme du sang. Lola, séparée de la foule par une grille, est déjà hors de la vie.
 Parmi les spectateurs, des grooms vêtus et peints de rouge brandissent au bout d’une pique des têtes de cire à l’effigie de la courtisane. Ces têtes coiffées d’une couronne recueillent l’argent du public. Apparition, disparition pour Lisa Berndle et Madame de… Couronnement et décapitation pour Lola Montès. L’œuvre de Max Ophüls s’achève sur une note morbide. Le monde est un cirque vulgaire qui étouffe dans ses griffes une femme qui ne rêvait que d’affranchissement. La belle aux amants prestigieux est devenue un phénomène de foire qui trouverait sans mal sa place dans Freaks de Tod Browning. À la toute fin du film, le rideau se referme sur Lola jetée en pâture au public. Impossible alors de ne pas penser aux participants des reality shows. Exhibés comme des putains derrière la vitre de l’écran télévisé, comme des pantins dans la petite boîte à images.

Revival Lola

En 1955, Lola Montès, telle La Bataille d’Hernani de Victor Hugo en 1830, est boudée par le public et déchaîne la critique. Jean Dutourd écrit : « L’esthétique du gargouillis et le borborygme se mêlent, dans Lola Montès, à l’esthétique de la crème fouettée ». Les Lettres françaises surenchérissent : « Lola Montès n’est pas un bon film. Une lourdeur de style germanique y préside, grâce à quoi ce spectacle, qui au moins aurait dû être affriolant, coquin et capiteux, paraissait long et ennuyeux ». Le racisme anti-allemand sévit encore 10 ans après la Seconde Guerre mondiale. La xénophobie suinte entre les mots. Un jeune critique enflammé se distingue du lot, prend la défense du film. Il écrit dans Arts : « Faudra-t-il polémiquer, nous polémiquerons. Faudra-t-il combattre, nous combattrons » ! Ce cinéphile intrépide se nomme François Truffaut. Son cri du cœur est relayé par Jean-Luc Godard, Jean Cocteau et le poète Jacques Audiberti que la belle courtisane inspire : « Une œuvre comme Lola Montès, située, pour l’instant, à la pointe cinématographique du progrès, ne saurait donc être qu’une somme de ce qui fut tenté auparavant. Entendons-nous. Dans cette somme, la quantité prépondérante demeure la flamme originale du poète Max Ophüls. Lola Montès atteste une folle sagesse, une liberté surveillée avec amour… Elle surgit comme une fleur énorme, inattendue ». Cette fleur, les producteurs la charcutent, l’amputent pour plaire au public. Ils s’ingénient à classer les flash-backs de Lola dans le bon ordre. À lui remettre les idées en place, à l’endroit. Sale habitude d’une société bien huilée mais avide de sensations, qu’Ophuls se plaît à dénoncer, partie cachée d’un iceberg monstrueux qui s’acharne à mort sur les grandes amoureuses de Max.

En 2008, Lola Montès revient remasterisée à Paris. Dans la version que son créateur désirait. Avec sa non chronologie, ses boursouflures et ses troubles de la mémoire. Lola, people avant l’heure. Lola aux allures de Wonder Woman dans ton costume de cirque. Puisses-tu, Lola, t’envoler haut et fort comme une fusée. Si fort que tu crèveras le toit de ton chapiteau. Si haut que tu t’éloigneras du fourmillement humain grouillant de vanité. Puisses-tu Lola, où qu’il soit, retrouver l’âme de ton créateur. Puisses-tu l’inciter à redescendre sur terre, en France, là où Lola Montès est projeté. Puissiez-vous tous deux remarquer l’exaltation du jeune homme, la fébrilité la jeune fille dont le cours de la vie sera dévié, sous influence après avoir découvert les images du géant Max Ophüls. Comme Jacques Demy qui lui dédie sa Lola à lui. Comme Jean-Luc Godard qui, pour Le Mépris, demande à Brigitte Bardot de devenir brune. Comme Stanley Kubrick qui démantèle à son tour la mascarade du désir dans Eyes wide shut. Comme François Truffaut l’inconditionnel qui écrit : « Max Ophüls était aussi subtil qu’on le croyait lourd, aussi profond qu’on le croyait superficiel, aussi pur qu’on le croyait grivois. Comme il échappait aux écoles, on le tenait pour démodé, désuet, anachronique, sans comprendre qu’il ne traitait que de sujets éternels et somme toute essentiels : le désir sans l’amour, le plaisir sans l’amour et l’amour sans réciprocité. Le luxe et l’insouciance ne constituaient que le cadre favorable à cette peinture cruelle où l’on vit cette absurdité : les critiques rendent compte du cadre qu’ils prenaient pour la toile ».

Lettre d’une inconnue

Madame de…

Lola Montès

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