« La raison pour laquelle le mâle américain préfère une femme belle plutôt qu’intelligente, c’est parce qu’il voit mieux qu’il ne pense. »

Farrah Fawcett

Chère Farrah,

Dix ans déjà que vous êtes partie sur la pointe des médias. Qu’est-ce qu’il vous a pris de mourir le même jour que Michael Jackson ? Aux portes du paradis, de vous faire piquer la vedette, piétiner vos ailes de Charlie’s Angel par le moon walk d’un syndrome de Peter Pan ? En guise de tributes funéraires, le 29 juin 2009, deux une de Vanity Fair : Fallen King versus Fallen Angel. D’un côté, un roi dépigmenté, dépoitraillé qui tient depuis Thriller la planète terre entre ses mains. De l’autre, un ange nu, auréolé de blondeur, drôle de dame pour l’éternité. Une couronne d’une valeur de 300 millions de disques contre une bombe de sex-appeal. Des clips signés John Landis, Martin Scorsese et Bob Giraldi contre la saison 1 d’une série produite par Aaron Spelling. 2 x 21 grammes d’âme, loin de peser le même poids sur l’autel de la gloire et des réseaux sociaux.

Ne vous chagrinez pas Farrah, la même mésaventure est parvenue à Jean Cocteau succombé le même jour qu’Édith Piaf, à Yul Brynner décédé à quelques heures avant Orson Welles, et, il y a peu, à Jean d’Ormesson, écrivain à succès et bon client des médias, qui s’est fait spolié sa sortie par Johnny Hallyday, le boss du rock’n roll franchouillard aux funérailles dignes de Victor Hugo. Mais au diable la mort qui n’est qu’un détail de la vie, n’est-ce pas Mademoiselle Fawcett ? Si je vous écris, me connecte à votre esprit, c’est pour vous demander une de vos ailes cher ange, afin de partir à la recherche de votre persona d’actrice, la débusquer, la révéler derrière le fameux « kit fawcettien » : un sourire de trois kilomètres avec dents aveuglantes entouré d’un monticule capillaire que n’aurait pas renié Marie-Antoinette, reine d’un autre temps, toute en cheveux elle aussi. Paravent trop glamour pour être profond aux yeux des professionnels de la profession, et que vous vous ingénierez à plier, dézinguer, pulvériser, quitte à enlaidir, tuméfier, faire saigner votre image. Traduction en langage d’actrice : « prendre des risques ».

Un dimanche après-midi de janvier 1978, sur la deuxième chaîne, vous avez déboulé sur les petits écrans français, dont celui de mes parents. Farrah Fawcett = Folie Furieuse propagée dans le monde entier, jusqu’en Vendée où vous m’êtes apparue pour la première fois avec ce genre de beauté que les States aiment hisser au sommet. Blonde évidemment (le jaune, symbole de pouvoir, d’abondance et d’allégresse), mais aussi saine, sportive, accroc à la bougeotte, car lors de votre avènement, c’est la grande mode de s’agiter, gigoter dans tous les sens. On file dans les rues en équilibre sur un skateboard ou, en satin et paillettes des pieds à la tête, on se trémousse avec éclats de rire et effets de cheveux sur les damiers multicolores des pistes des night-clubs. Farrah disco, boule à Fawcett, pendant cathodique en jupons de John Travolta/Tony Manero dont le thermomètre explose le samedi soir sur les bêlements des Bee Gees.

À 20 ans près, dans Twin Peaks, autre série moins kitch, plus chic, mais tout aussi culte que Charlie’s Angels, David Lynch vous aurait trucidé avec lyrisme et sadisme, adorable Laura Palmer des seventies. Brian De Palma aurait pu faire aussi de vous la rivale de Carrie. Pétante de santé, la plus belle pour aller danser au bal de fin d’année, décrocher comme vous la timbale d’un concours de beauté à l’université d’Austin – section arts, dessin et sculpture – où un agent repère votre sourire, et vous incite, éblouissante alouette, à miroiter son reflet sur la colline d’Hollywood. Francis Ford Coppola, dans les années 1980, aurait pu vous faire revivre votre vie, clone de Peggy Sue, née en 1947 à Corpus Christi au Texas, mariée deux fois. À Lee Majors, l’homme qui valait trois milliards. À Ryan O’ Neal, le poupin de Love Story, le parvenu de Barry Lyndon.

Mais c’est d’abord la pub qui lorgne sur votre ADN, l’expose dans des spots pour dentifrice et shampoing. Émail diamant et casque d’or vantés par un ange de réclame. 1969, année forcément érotique, vous n’êtes pas encore une dame mais déjà très drôle en candidate de l’émission The Dating Game, entourée de garçons qui se battent pour vous, déjà très « sexy soleil » dans un petit rôle entre les draps et les bras de Jean-Paul Belmondo dans Un homme qui me plaît de Claude Lelouch. Trois ans plus tard, déguisée en cowgirl, vous ne dites pas non à Dubonnet à l’heure de l’apéro partagée avec les moustaches de Tom Selleck, futur Magnum. Prémices alléchants de marketing avant l’intervention de Dieu, votre père qui est aux cieux de l’Entertainment : Aaron Spelling. Producteur très making money qui surfe sur le succès de la série Starsky et Hutch, éloge de la testostérone et du gasoil, et entend subjuguer la ménagère de moins de 50 ans avec trois anges de sexe féminin, belles comme le jour, promptes à la bagarre exécutée, le plus souvent, en petite tenue, histoire de scotcher les mecs devant le poste par la même occasion.

Dans Charlie’s Angels, dès les premiers épisodes, votre personnage Jill Munroe dame le pion à ses consœurs, Kate Jackson et Jaclyn Smith alias Sabrina Duncan et Kelly Gareth. La déferlante Fawcett enfle, déborde avec la diffusion d’un poster signé « Farrah » en maillot de bain rouge sous fond de couverture mexicaine, vendu à plus de douze millions d’exemplaires aux USA. Avec vos cuisses de joggeuse, avaleuses de kilomètres de plage, la turgescence de vos tétons sous le lycra, vous dégagez le sexe libre comme l’autre Monroe, la vraie, avec un « o ». Autre histoire d’une pin-up qui posa jadis sur une tenture rouge, bien plus nue que vous.

En plus des routiers dans leur cabine et des ados dans leur chambre, c’est toute la terre qui en pince et perd la boule. Les femmes exigent une « Farrah » chez le coiffeur, et les clones avec brushing dégradé se dupliquent par milliers. On vous accuse de prendre le melon quand vous quittez Charlie’s Angels dès la fin de la première saison. Une nouvelle facette de Farrah prend le dessus avec exigences artistiques. Le copyright conséquent que vous exigez – normal et bravo ; c’est votre image – sur le poster et les produits dérivés des Drôles de dames, vous rapporte un beau pactole qui favorise la prise d’envol. Au revoir l’exiguïté du petit écran, adieu le premier époux, Lee Majors. Bonjour le cinéma avec, à vos côtés désormais, Ryan O’ Neal, acteur grand écran. Ça débute mélo et mollo, sans déshonneur mais sans le succès escompté, avec Somebody have Killed her Husband/Quelqu’un a tué son mari de Lamont Johnson, aux côtés de Jeff Bridges. Ça se gâte et frôle le pire avec Saturn 3 de Stanley Donen, curiosité SF avec Kirk Douglas, soldée, en 1983, par une nomination de la pire actrice au Razzie Awards. Malgré les critiques rétives, sans illusion à votre égard, vous déclenchez une cohue monumentale au Festival de Cannes, du jamais vu depuis Brigitte Bardot.

Avez-vous remarqué Farrah le doublon de vos initiales ? Idem pour Marilyn et Brigitte. MM, BB, FF : de la pin-up au sex-symbol avec le même credo, toutes les trois, de transcender la joliesse pour prouver les talents d’actrice. BB, de La Vérité au Mépris. MM, de Bus Stop aux Misfists. Et vous, FF, 25 ans avant la défiguration de Charlize Theron dans Monster, vous interprétez Extremeties, la vengeance d’une victime d’un viol sur les planches à Broadway et au cinéma. Malgré une nomination pour le Golden Globe de la meilleure actrice dans un film dramatique en 1987, les propositions de cinéma ne sont guère passionnantes, s’attardent plus sur l’écorce que sur la psyché. Il vous faut attendre le passage du nouveau siècle pour tourner dans deux longs métrages dignes de vos aspirations. En 1998, en épouse de pasteur plaquée, démaquillée, le cheveu court, dans Le Prédicateur de et avec Robert Duvall. En 2000, en épouse de Richard Gere, exhibo, neurasthénique, internée, dans Docteur T et les femmes de Robert Altman. C’est bien mais peu et surtout trop tard pour le 7e art.

Mais coûte que coûte, il vous faut jouer la comédie, car vous aimez exercer votre art, avez à cœur l’esprit de progression, de composition, de transgression, de démangeaison là où ça fait mal. Puisque le cinéma a du mal à traverser le miroir des apparences, l’écran pour vous se rétrécit. Peu importe la taille du flacon, pourvu qu’il vous procure l’ivresse des incarnations avec des unitaires et des mini-séries de prestige aux sujets casse-gueule. Aux antipodes du glamour de Jill Munroe, des choix gonflés, complexes, épinglent des galons dans votre crinière qui raidit, frisotte, se « dreadlockise », désépaissit en fonction des modes et des décennies.

Comme MM & BB, FF by Andy Warhol

Dans la rubrique biopic, vous devenez Keate Klarsfeld, la traqueuse de nazi ; Barbara Hutton, la « pauvre petite fille riche » aux mariages naufrages ; Margaret Bourke-White, la photographe et première femme correspondante de guerre. Dans la rubrique tuméfiée, givrée : The Burning Bed/Autopsie d’un crime ou l’assassinat marital d’une femme battue ; Small Sacrifices/On a tué mes enfants ou l’infanticide d’une sociopathe dingue d’un homme marié – le plus troublant de vos rôles. Dans la rubrique Far West : The Substitute Wife/L’Homme aux deux épouses, vous y campez une prostituée choisie par une fermière cancéreuse pour lui succéder aux champs et dans le lit de son mari ; Dalva, femme meurtrie mais debout, l’héroïne la plus célèbre de l’œuvre de Jim Harrison – je défis quiconque de plonger dans ce classique de la littérature américaine et de ne pas vous envisager dans le rôle titre.

Entre 1985 et 1998, vous récoltez cinq nominations aux Golden Globe pour le prix de la meilleure actrice dans une mini-série et téléfilm, deux au Primetime Emmy Awards et une aux Independent Spirit Awards pour votre interprétation dans Le Prédicateur de Robert Duvall. Mais la frénésie populaire s’emballe toujours plus pour votre image que vos performances. Le poster Farrah des seventies fait des petits. Andy Warhol, connaisseur en phénomènes, vous photographie en polaroïd, vous « lithographie », bref, vous range dans sa galerie des Freaks Celebrities en digne petite sœur de Marilyn et de Jackie. Play Boy explose ses ventes quand vos posez en couverture, habillée dans un premier temps, nue à presque 50 ans. Adepte du Body Art et sculptrice, vous peignez avec votre corps dans la vidéo All of Me, signez une installation à quatre mains avec l’artiste contemporain Keith Edmier, exposée au LACMA – Los Angeles County Museum of Art : Keith Edmier and Farrah Fawcett 2000. Chacun sculpte le corps de l’autre, en tenue d’Eve et d’Adam, grandeur nature, car c’est toujours la chair que le public cannibale espère de vous, Farrah, gamine à croquer de Corpus Christi, fille du Sud désapée par la pop culture, archétype du rêve américain à la voix fluette, si proche du timbre de MM.

Le vieillissement, grand méchant loup pour les actrices, pointe son museau avec le XXIe siècle. Les rôles de cougar, les liftings, les injections de botox s’enchaînent, et votre amaigrissement frôle l’anorexie. Les tabloïds déballent vos montagnes russes avec Ryan O’ Neal, vos crêpages de chignon avec votre belle-fille Tatum, l’addiction aux stupéfiants de votre fils Redmond, dévoilent une liaison violente avec le produc­teur James Orr. Vos ecchymoses font la une. Vous voilà devenue en vrai Francine Hugues, l’héroïne violentée de The Burning Bed. 1997, climax de la désolation, la presse à sensation fait ses choux gras de l’attitude étrange d’une dame plus pathétique que drôle sur le plateau du Late Show de David Letterman. On vous dit alcoolique, droguée, et en 2005, vous rognez ce qui vous reste d’ailes avec Chasing Farrah, une série de téléréalité pré-Kim Kardashian. Ce choix cheap cesse au 7e épisode, faute d’audience.

En 2006, aux Emmy Awards, le trio de Charlie’s Angels se recompose pour se souvenir d’Aaron Spelling, père monté aux cieux pour de bon. Depuis la série, le public sait que les anges ont un sexe féminin et des chevelures qui flottent en guise d’ailes, mais avec l’élastique du temps, il voit trois dames qui affichent des visages trop lisses pour être émouvants. Vous joignez vos mains, levez les mains au ciel vers Aaron, genre « mon cœur est à papa ». Nul ne prévoit que l’ange blond va bientôt rejoindre le Saint-Esprit qui l’a crée pour le meilleur et pour le pire. Mais avant votre ultime ascension, il vous faut vivre la Passion selon Farrah. Atteinte d’un cancer des intestins, vous décidez de montrer la maladie au travail, d’exposer votre mort en direct, la chair d’une Icare à la carrière dans les limbes, cramée sous les sunlights. Farrah’s Story ou le death trip/tripes d’une vedette iconique (pour une fois, l’adjectif n’est pas galvaudé) qui, prémonition du sort, à l’heure du « Girl Power » des Drôles de dames, offrit déjà son image pour la lutte contre le crabe meurtrier, quatre décennies avant qu’il ait raison de vous.

Au Westwood Memorial Park, Eden VIP/RIP entouré de buildings, vous reposez désormais. Il suffit de traverser une allée pour retrouver, en face de votre sépulture, la dépouille d’une autre bombe au bois dormant : Norma Jean Baker. Marilyn Monroe/Jill Munroe. MM/FF. Héroïnes de l’Eucharistie dans un film d’action de grâce : « Prenez et mangez, ceci est leur corps donnés pour vous. Faites ceci en mémoire d’elles ». Corpus Christi.

Fawcettement vôtre.

Charlie’s Angels générique


Le Prédicateur

Dr T et les femmes