Quand je pense à Bernadette Lafont actrice française, je vois un symbole en mouvement, le symbole de la vitalité, donc de la vie.

François Truffaut – Le Plaisir des yeux

affiche-et-dieu-crea-lafontChère Bernadette,

Ce soir, date de votre inhumation, je regarde votre toute première image de cinéma. Vous savez, cette icône en mouvement d’où surgit une actrice, sans kilomètres de pellicule, légère de toute séquence, vierge offerte à la possibilité d’une multitude d’inspirations.

1957. Chemise banche nouée sur le ventre, jupe sombre en corolle, pieds nus sur les pédales d’une bicyclette qui aurait enchanté Montand, vous fendez l’air dans Les Mistons, le court-métrage de François Truffaut. Souris des villes, souris des champs qui laissez votre parfum le plus intime sur le cuir de la selle, vous filez en noir et blanc sur une voix off masculine qui annonce déjà votre persona : « La sœur de Jouve était trop belle ; nous ne le supportions pas. Elle roulait toujours jupe flottante et assurément sans jupon. Bernadette était pour nous la découverte prodigieuse de tant de rêves obscurs et de nos imaginations cachées. Elle était notre éveil, elle ouvrait en nous les sources d’une sensualité lumineuse. ».

Le générique, le texte du prélude emprunté à Maurice Pons et raconté par Michel François, quelques secondes encore de la musique de Maurice Leroux, et le tout fait « 2 minutes 35 de bonheur » comme le chantera plus tard Sylvie Vartan. Une ouverture où vous roulez entre ombre et lumière dans un long plan séquence, où vos mains posent le vélo contre le tronc d’un arbre, où vos chevilles, vos mollets, vos cuisses s’impatientent de la fraîcheur d’une rivière, où vos bras papillonnent pour dissiper la torpeur.
Péché de jeunesse sous le soleil nîmois, cheveux de garçon manqué, plus mistonne, pas encore femme, la caméra a tout de suite été amoureuse de votre corps Bernadette, de vos yeux de gitane, de votre moue de vamp villageoise, de votre gouaille gourmande. Truffaut vous compare à Michel Simon et vous surnomme la « Voyou femelle ». Hervé Guibert vous baptise la « Bardot nègre ». Simon Bardot : une sacrée belle bête ! Je vous entends me dire « pas mal » avec ce phrasé en suspens qui contient toute une confiserie dès que vous ouvrez la bouche.

Bernadette Lafont François Truffaut Une belle fille comme moiFrançois Truffaut & Bernadette Lafont

Bernadette, dans la lignée d’Arletty et mère spirituelle de Sara Forestier, votre parler faux plus vrai que le juste ne masque pas l’émotion, il révèle la tendresse, renforce la compassion, embrasse les frasques, les revanches, les rédemptions des « à part », des « qui en bavent ». Jane et Camille, la bonne femme de Chabrol et la belle fille de Truffaut. Les deux Marie, la fiancée de Kaplan et surtout la maman d’Eustache qui déboulonne d’un coup de génie votre statut de putain.
Brun jais, blond platine, blanc neige, votre tignasse traverse les saisons, ressuscite sur les planches, auréole de gloire des caractères moins tonitruants : Léone la pleine de bon sens dans L’Effrontée de Miller, Paulette la rabougrie d’Enrico qui s’épanouit dans le deal de shit, et vous laisse espérer des vertes et des pas mûres à la veille du quatrième âge.

Vous marchez endeuillée à la fin des Mistons. Votre chéri n’est plus. Il me semble qu’en 17 minutes 35, Truffaut avait tout écrit, tout prédit : la sensualité d’une fiancée, son amour foudroyé, son chagrin, sa force de se tenir droit, d’avancer malgré l’absence. Vous qui portez le prénom d’une grande sainte, votre âme a-t-elle déjà grimpé dans les étoiles ? Garde-t-elle là-haut le timbre de votre voix ?… Vous parlez peu dans Les Mistons, mais quand vous vous exprimez, c’est Pauline que l’on entend. Lafont mère et fille aujourd’hui réunies. Les Cévennes pour tombeau. L’été en pente rude pour de belles filles comme vous.