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L’aventure de Madame Muir (1947) s’impose sans nul doute comme l’une des histoires de fantôme les plus poétiques, les plus profondes du septième Art. Le premier chef-d’œuvre de Joseph Leo Mankiewicz et aussi l’un des plus beaux films hollywoodiens des années 1940.
Rares sont les longs-métrages qui embrassent autant de thèmes universels en une seule intrigue : l’affranchissement des règles de la société, l’amour spirituel et charnel, la création littéraire, la solitude, la fulgurance de la nature, l’inexorabilité du temps qui passe et le mystère de l’au-delà.

Ce bijou cinématographique balance entre le monde de la réalité et l’univers des rêves. Il propose au spectateur un mariage paisible entre le réel et l’irréel. S’ouvre sur la vision mentale de Lucy Muir (Gene Tierney), une folie douce qui bouleverse l’ordre des choses et finit par triompher sur la mort.

Joseph Leo Mankiewicz par Catherine Cabrol

Quatrième film du producteur, scénariste et réalisateur Joseph L. Mankiewicz, The ghost and Mrs Muir est adapté d’un roman de Josephine Aimee Campbell Leslie écrivant sous le pseudonyme de R. A. Dick. Le script est scénarisé pour la Twentieth Century Fox par Philip Dunne (Qu’elle était verte ma vallée de John Ford, La Flibustière des Antilles de Jacques Tourneur…).

Pour cette œuvre, Mankiewicz se contente de corriger le scénario. Il peaufine tout particulièrement le personnage de Miles Fairley, auteur frivole campé par George Sanders.
Le réalisateur retrouve l’acteur britannique trois ans plus tard dans le rôle du critique de théâtre sarcastique Addison de Witt dans Eve. Le comédien obtient alors l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle.
Malgré sa maigre participation au récit de L’aventure de Madame Muir, le cinéaste s’exprime pour la première fois aussi pleinement que dans ses œuvres futures et issues de sa propre plume (Chaînes conjugales (1949), Eve (1950), La comtesse aux pieds nus (1954)…).

 

Lucy Muir (Gene Tierney) et les hommes de sa vie :
le fantôme du Capitaine Gregg (Rex Harrison)
et Miles Fairley (George Sanders)

Un film qui se souvient

The ghost and Mrs Muir ne cède pas à l’utilisation du flash-back, patte narrative « Mankiewiczienne » par excellence. Selon le philosophe Gilles Deleuze, ce procédé chez le réalisateur prend valeur de bifurcation psychologique. Son emploi régulier n’a de cesse d’ausculter, de disséquer les différentes facettes des névroses de ses personnages souvent défigurés par les masques sociaux.

Chaînes conjugales
Ann Sothern, Linda Darnell, Jeanne Crain

Dans Chaînes conjugales, la quatrième amie, celle qui demeure invisible, fait savoir aux trois autres qu’elle s’enfuit avec un de leurs maris. Mais lequel ?…
Sa voix off qui domine les trois flashes-back du film engendre et force le travail de mémoire chez chacune des protagonistes. Le même procédé cinématographique définit l’arrivisme de Eve Harrington (Anne Baxter) dans Eve, le désarroi de Maria Vargas (Ava Gardner) dans La comtesse aux pieds nus ou encore le traumatisme de Catherine Holly (Elizabeth Taylor) dans Soudain l’été dernier.

Déviations de femmes
Ava Gardner, Anne Baxter, Bette Davis & Liz taylor

Le flash-back, méthode à la fois dramaturgique et psychanalytique chez Jo Mankiewicz, laisse parfois sa place à une créature plus ou moins liée à l’au-delà : le fantôme du Capitaine Gregg de L’aventure de madame Muir, le revenant de On murmure dans la ville (1951) ou encore les automates de son dernier film Le Limier (1972).

Même si The ghost and Mrs Muir est dépourvu de déviations narratives, il montre de façon évidente les signes particuliers de l’identité cinématographique du Maître : l’intrigue et le mouvement des comédiens dans le champ de la caméra conduits par les dialogues ainsi que la remémoration de plusieurs destins emmêlés : Lucy Muir, Le fantôme du Capitaine Gregg (Rex Harrison) et dans une moindre mesure Miles Fairley et Anna Muir, la fille de l’héroïne.
Le personnage d’Anna qui grandit au fil du film est joué enfant par Natalie Wood (West side story de Robert Wise et Jerome Robbins) dont c’est la quatrième apparition à l’écran. Adulte, elle est interprétée par Vanessa Brown (Les ensorcelés de Vincent Minnelli).

Natalie Wood à 9 ans

Comme le souligne le critique de cinéma Pascal Mérigneau dans Mankiewicz aux Editions Denoël, la mémoire dans l’œuvre du réalisateur prend valeur d’espace-temps. Elle joue son rôle narratif quand le souvenir se réfère à un moment où le présent fait écho au passé tout en relançant l’intrigue vers le futur.
Lorsque le Capitaine Gregg demande à Madame Muir d’écrire sa biographie, ses souvenirs (le passé) se matérialisent au fil des pages tapées sur la machine à écrire de Lucy (le présent). Ces pages deviendront un livre à succès (le futur) qui délivrera l’héroïne de ses soucis financiers et lui permettra ainsi d’acquérir la maison hantée.

L’écrit prépondérant dans l’oeuvre de Mankiewicz

C’est le personnage fantomatique du Capitaine Gregg qui donne toute sa force, tout son souffle au récit car son personnage symbolise parfaitement la fonction dramaturgique de la mémoire dans l’oeuvre de Mankiewicz. Dans l’instant présent de la narration, cette mémoire se sert du passé pour mieux servir le futur.

Un film de genres

La singularité de The ghost and Mrs Muir – peut-être est-il possible de trouver là une autre raison de son universalité ?… – est de faire appel et de mêler habilement deux genres cinématographiques : le fantastique et le mélodrame.

Le fantastique au cinéma expose l’homme à des menaces métaphysiques, mentales ou physiques. Dans Ecoles, genres et mouvements au cinéma aux Editions Larousse, le journaliste Vincent Pinel décline cet univers en trois catégories :

– L’homme fait face aux monstres comme dans Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau ou encore les Dracula de Tod Browning et de Francis Ford Coppola.

– L’homme est la victime d’une puissance mentale qui lui fait créer des créatures monstrueuses comme dans Frankenstein de James Whale, Dr Jekyll et Mr Hyde de Victor Fleming ou encore Le portrait de Dorian Gray d’Albert Lewing.

– L’homme est la victime d’une névrose inconsciente et communique avec des esprits de l’au-delà comme dans Shining de Stanley Kubrick, Breaking the waves de Lars von Trier ou encore Lost highway de David Lynch.



Visages fantastiques
Nosferatu, Frankenstein, Lost highway, Ricky…

Si le personnage de Lucy Muir appartient à cette troisième catégorie, il n’est pas sous l’emprise d’une démence dévastatrice, mais plutôt d’une folie douce qui l’entraîne sans heurt vers le versant souriant du fantastique. C’est-à-dire un monde où le merveilleux l’emporte sur l’angoisse comme dans La belle et la bête de Jean Cocteau, Peau d’âne de Jacques Demy ou encore d’une certaine façon Ricky de François Ozon.

Le mélodrame propose à l’intérieur d’un film une succession d’oscillations violentes entre plages de bonheur et moments de détresse.

Les plages de bonheur : Lucy Muir, dans la première partie du film, s’affranchit des jougs de la société et avance de succès en succès. Veuve, elle quitte sa belle-famille pour mener son existence comme bon lui semble. En dépit des récriminations de l’agence immobilière et des menaces du fantôme propriétaire, elle s’installe dans la maison hantée au bord de la falaise. Elle réussit à vaincre ses difficultés financières en écrivant les mémoires du Capitaine Gregg avec un langage cru aux antipodes de ses bonnes manières. À moins que l’esprit qui lui dicte ses mots ne sorte tout droit de son inconscient…

Les moments de détresse : dans la seconde partie, Madame Muir s’amourache de Miles Fairley alias Uncle Neddy, un auteur pour la jeunesse, séducteur invétéré qui lui cache sa vie maritale. Dès que la jeune femme montre ses sentiments pour cet homme, le fantôme du Capitaine Gregg s’efface littéralement de l’image et, du coup, s’évanouit dans l’esprit de Lucy. Il ne reviendra qu’à l’heure de sa mort et lui donnera alors le bras pour l’accompagner dans l’au-delà.
À partir de la disparition du revenant (Une figure rêvée par peur de la solitude ? La métaphore de l’inspiration littéraire ?…), l’héroïne ne rencontrera plus l’amour et sera l’auteur d’un seul livre.

Francis Scott Fitzgerald
par David Silvette (1935)

En 1918, Jo Mankiewicz est producteur à la Métro Goldwyn Mayer sous la houlette de Louis Burt Mayer. Il rencontre Francis Scott Fitzgerald, scénariste de Trois camarades de Frank Borzage. L’œuvre de l’auteur de L’envers du paradis, Gatsby le magnifique et de Tendre est la nuit influence le futur cinéaste.
Le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été, la sombre supériorité du rêve sur la réalité en dépit de la gloire et du succès alimentent les questions que se posent en chœurs les personnages de Fitzgerald et de Mankiewicz :
«Que s’est-il passé ?» et «Comment en suis-je arrivé là ?»…

Dans The ghost and Mrs Muir, cette influence mélancolique adoucit, nuance et modernise dans un lyrisme contenu les valeurs morales un brin poussiéreuses prônées par les codes du mélodrame : la pudeur dans l’expression des sentiments et la dignité bafouée.

Après l’adrénaline de l’affranchissement,
Madame rêve ou Madame vit ?…



Ce rafraîchissement du genre allié à l’univers du fantastique explore non seulement l’inconscient de Lucy Muir, mais montre aussi l’évolution de la condition féminine tout au long du film.
L’héroïne, vêtue dans un premier temps d’une robe longue à corset, quitte le XIXe siècle pour entrer de plein-pied, en maillot de bain puis en tailleur à jupe courte, dans le XXe siècle. Au fil de son existence, Lucy conquiert les acquis de son affranchissement (la monoparentalité et l’autonomie financière), mais essuie aussi les revers de son opiniâtreté (l’échec sentimental et la solitude).

Un film à deux temps

L’aventure de Madame Muir se divise en deux parties :

La première partie ou l’affranchissement et l’ascension : du départ de l’héroïne de chez sa belle-mère jusqu’à l’effacement du fantôme du Capitaine Gregg, soit un an de la vie de Lucy Muir.
La première partie emprunte le ton de la comédie. La belle-mère, la belle-sœur, l’agent immobilier et Miles Fairley incarnent des méchants plus ridicules qu’hostiles. Martha, la fidèle servante oscille entre bon sens et générosité. Quant à Anna Muir enfant, elle est en retrait dans le récit car c’est la vie amoureuse de sa mère qui est le centre du film.

Rex Harrison par Baron

Ce volet laisse la part belle aux multiples conversations entre Madame Muir et son fantôme. L’acteur britannique Rex Harisson qui retrouve Jo Mankiewicz dans Cléopâtre (1963) et dans Guêpier pour trois abeilles (1967), incarne avec délectation le vieux briscard de revenant.
Ce fantôme au long cours rugit comme un lion en cage, vocifère pour mieux dissimuler sa tendresse et ses sentiments pour Lucy. Il toise sa proie et fond – comment pourrait-il faire autrement ?… – devant les airs entendus et les larmes de Madame Muir. Belle entre les belles qui agite ses cils telle une petite souris de cartoon quand elle a le dernier mot !

GeneTierney par Horst

La sublime et délicate Gene Tierney, héroïne du premier long métrage de Mankiewicz Le Château du dragon (1946), montre une palette de jeu inouï : le rythme soutenu de la pure comédie, la vulnérabilité nécessaire à la comédie romantique et l’intériorité que réclame le drame.

Le château du dragon

Envoyé à Berlin en 1928 comme correspondant du Chicago Tribune, Joseph Mankiewicz traduit et rédige les sous-titres anglais des films de la compagnie U.F.A. Est-ce pour cela que l’extraordinaire lumière signée Charles Lang Jr (Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, Charade de Stanley Donen…) empreinte au jeu d’ombres de l’expressionnisme allemand pour créer l’atmosphère fantastique de la maison hantée ?

Dans une simplicité magique, le Capitaine Gregg surgit d’un recoin noir et s’escamote le temps d’un éclair dans un champ contre champ. Même si les baisers et les étreintes sont impossibles entre Lucy et son fantôme, la clandestinité éthérée qui les lie fait peu à peu place au charnel, puis atteint le spirituel.



La deuxième partie ou la solitude et le déclin : la maturité et la fin de l’existence de Lucy sont divisées par deux ellipses. Cette seconde partie invite à la méditation. Rompant totalement son rythme, le film réussit à suggérer en douceur la violence du temps qui passe et son cortège de renoncements.

Le voyageur au-dessus de la mer des nuages
de Caspar David Friedrich
ou une certaine vision du romantisme proche de
L’aventure de Madame Muir

En fondu enchaîné, des plans de vagues survolées de mouettes se succèdent. L’écume éclabousse et s’écrase sur les rochers. Les rouleaux enflent, s’amplifient dans un perpétuel flux et reflux. Le plan s’élargit et découvre la plage de la maison hantée.
Madame Muir a changé de coiffure et a troqué sa robe longue contre un tailleur en tweed à jupe courte. Une cape jetée sur ses épaules, elle fend l’air d’un pas mature qui semble avoir abandonné toute coquetterie. Lucy passe devant un pan de bois planté dans le sable gravé plus avant dans le film au prénom et au nom de sa fille : Anna Muir.
Le bois attaqué, délavé par le sel marin trahit les années révolues. Dans un travelling latéral, l’héroïne poursuit sa promenade le long d’un sentier au bord la falaise. Une voiture décapotable la rejoint en contre bas.
Le travelling cesse en même temps que Gene Tierney. Une jeune fille, inconnue aux yeux du spectateur, se lève et salut vivement. Lucy répond à son bonjour et crie : « Anna ! ».

Dans cette succession de séquences où Anna est passée de l’enfance à l’âge adulte et Lucy du temps de l’espoir amoureux à celui de la résignation, le génie de Mankiewicz éclate dans une sensibilité, une intelligence, une élégance et une poésie époustouflantes.

La vague de Gustave Doré

Avant la dernière ellipse, les vagues reviennent à l’écran. Dans la nuit, la mer est d’encre et l’écume des flots brille sous la lune comme des poussières de diamants. Un plan de brume laisse place à une vague qui se déchaîne sur le pan de bois arraché, vaincu par les flots. Présage de la mort de Lucy Muir.

Ce passage, comme le reste de l’œuvre, est dominé par la partition grandiose de Bernard Herrmann (Sueurs froides, La mort aux trousses, Pas de printemps pour Marnie de Alfred Hitchcock).
Son thème inoubliable passe sans cesse du romantisme au romanesque. Il précède avec éclat les apparitions du Capitaine Gregg et effleure avec émotion les illusions et les déceptions de Lucy Muir.

De l’affranchissement jusqu’à la mort de son héroïne, L’aventure de Madame Muir explore une âme rêveuse, romantique et insatisfaite qui constate que la liberté individuelle, le plus précieux de tous les biens, n’est pas obligatoirement source de félicité.
Ce chef-d’oeuvre marqué du sceau de la perfection dessine un portrait tout en nuance de femme solitaire et absolue qui s’ouvre à la croyance des ombres, à la découverte de l’écriture, à la beauté de la nature, formes spirituelles et immatérielles du bonheur.

 

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LE COMPLEXE D’OEDIPE ?…
NON, D’HERMAN !

Joseph Leo Mankiewicz est le cadet de Herman Jacob Mankiewicz. Célébrité de son vivant, le frère aîné est aujourd’hui tombé dans l’oubli.
Il s’attribue pourtant l’écriture du script de Citizen Kane (1940), mais plusieurs auteurs s’en disputent la paternité et le spectre d’Orson Welles les a tous étouffés.

Herman à gauche, Jo à droite, leur père au centre


Pourtant, Jo Mankiewicz, en dépit de son immense succès, éprouve très longtemps ce qu’il nomme lui-même le « complexe d’Herman ». Lors d’un entretien, le cinéaste lâche ce lapsus plus que révélateur :
« Je sais ce qu’on inscrira sur ma tombe : ci-gît Herm… Je veux dire Joe Mankiewicz. » !

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