Le documentaire est au cinéma ce que l’archéologie est à l’architecture.

Dominik Moll 

Outil privilégié pour interroger la réalité environnante, le cinéma documentaire a connu une année 2017, particulièrement féconde, tant en France qu’à l’étranger. Pourquoi une telle effervescence ? Sans doute parce que notre société contemporaine en perte de repères éprouve un besoin accru d’ausculter le réel pour poser les questions qui la taraudent, à défaut d’y apporter des réponses. Sans doute mais pas seulement. L’évolution artistique du genre peut aussi expliquer un bouillonnement créatif sans précédent. De plus en plus, les documentaires s’écartent des règles traditionnelles, proposent des formes narratives complexes, des récits hybrides, des histoires dont la dimension métaphorique renvoie à notre propre vie et à celle du monde. Loin des définitions étriquées et des carcans dépassés, ils échappent à un rôle d’information strict pour donner à voir des expériences singulières qui sont autant de visions du monde.

Dans ce contexte créatif, en ce début d’année 2018, réjouissons-nous de l’inauguration de La Cinémathèque du Documentaire dont la mission est non seulement de promouvoir le genre et ses auteurs, mais aussi de le mettre en valeur. Au-delà de sa vitrine parisienne, la Bibliothèque publique d’Information du Centre Georges Pompidou, une nouvelle institution, souhaite faire essaimer le documentaire partout dans l’hexagone, avec un réseau d’une trentaine de lieux engagés dans la valorisation des œuvres, soit pour reprendre les mots de Julie Bertucelli, sa présidente : « Faire circuler les moyens et croiser les idées et les regards à travers la France pour créer du lien politique et social avec le public ». N’oublions pas pour autant le rôle déterminant joué par l’Association Documentaire sur grand Écran, laquelle a œuvré avant tout le monde pour la diffusion des films dans les salles de cinéma, ni l’importance de la télévision pour leur production et leur diffusion. Cependant, la situation n’est pas toujours aisée. Trouver les financements nécessaires s’avère souvent ardu, et de nombreux documentaristes, célèbres ou non, peinent à réaliser leurs œuvres.

Makala de Emmanuel Gras
Le film raconte avec un remarquable souci d’authenticité l’histoire simple et pathétique d’un jeune Congolais qui combat pour sa survie. Il documente avec minutie toutes les étapes d’un labeur quotidien exténuant : le bois à couper, le charbon de bois à fabriquer et à transporter à vélo sur des kilomètres pour le vendre à la ville la plus proche. Le réalisateur dilate le temps, refuse la reproduction mimétique du réel, privilégie la puissance symbolique du récit, élève son personnage à la dimension d’un mythe, révéle ainsi la vérité sous-jacente d’une situation personnelle qui devient universelle. Dans ce film d’une beauté plastique stupéfiante, le réalisateur en brouillant les frontières entre réel et fiction signe un commentaire acéré sur la pauvreté en Afrique.

Carré 35 de Éric Caravaca
Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans la famille Caravaca. « C’est dans cette parcelle qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film, croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée. J’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes ». Ainsi débute le très beau film de l’acteur Éric Caravaca, devenu réalisateur. Il signe un documentaire intime, délicat, bouleversant, d’une grande pudeur malgré la transgression ultime, celle qui consiste à filmer la dépouille de son père mort. Cette enquête qui confronte mémoire intime et mémoire historique, ne porte aucun jugement ni sur les gens ni sur les faits. Investigation personnelle qui réussit à ne jamais occulter ou minimiser le poids et la douleur des non-dits, des secrets familiaux. Captivant et bouleversant.

Visages, villages de Agnès Varda & JR
L’un comme l’autre sont passionnés par les images. Cinématographiques pour elle. Photographiques pour lui. Varda et JR s’associent le temps d’une fugue, fuient les villes, vont vers les autres, les écoutent, les photographient, affichent en grand le résultat de leur travail commun. Les rencontres qui jalonnent le parcours buissonnier des deux compères donnent à voir une France discrète mais bien vivante tout au long d’une balade émouvante, ponctuée par l’humour taquin d’un tandem devenu complice au fil de ce périple. Visages, villages est l’histoire de l’amitié entre la cinéaste et le photographe, une amitié qui se fortifie au cours du tournage, grandit en dépit des différences, s’épanouit dans une connivence artistique, joyeuse, drôle. Cette échappée sensible associe vieillesse et jeunesse, mélancolie et inventivité, méditation sur le pouvoir de l’imaginaire, nostalgie du temps qui passe. le voyage se termine à Rolle, devant la porte close de Jean-Luc Godard. Agnès Varda laisse échapper quelques larmes. Inoubliable lâcher prise soldé par un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière.

12 jours de Raymond Depardon
Le célèbre documentariste donne, une fois de plus, à entendre la parole de marginaux isolés, en très grande détresse. Dans le film, des patients sont internés en psychiatrie sans leur consentement, et présentés en audience à un juge dans les douze premiers jours de leur enfermement. Ce dialogue juge-patient ausculte la misère sociale et la profonde solitude d’êtres en perdition qui luttent pour retrouver une autonomie avec l’espoir de réintégrer ce qui était leur vie. Les paroles des patients sont souvent malhabiles, parfois délirantes. Elles traduisent leurs souffrances, et dénoncent  la brutalité de notre société : enfance saccagée, souffrance au travail, abus de pouvoir. Ce documentaire intense et digne interroge chacun d’entre nous sur ce qu’est la folie, et nous met face à nos limites. Bouleversant et si humain.

I Am Not Your Negro de Raoul Peck
Le réalisateur haïtien convoque les propos et les écrits de l’écrivain noir américain, James Baldwin, pour revisiter les luttes sociales et politiques des Afro-Américains au cours des dernières décennies, pour mettre en relation les combats passés en faveur des droits civiques avec les combats actuels. Composé d’archives passionnantes souvent inédites, d’extraits de longs métrages hollywoodiens, de documentaires, d’interviews de l’écrivain lui-même, d’images contemporaines, le film dresse un réquisitoire terrifiant contre le rejet de la population noire par l’Amérique blanche. Portée par la parole syncopée, puissante et poétique de Baldwin et soutenue par un montage dynamique et percutant, cette œuvre dessine un tour d’horizon de la question black aux États-Unis à partir de l’histoire de l’esclavage, de son abolition jusqu’aux émeutes actuelles. Un appel ardent à la fraternité et à la tolérance. Un film essentiel récompensé par le César du meilleur documentaire 2018.

À voix haute de Stéphane de Freitas
Le concours Eloquentia se déroule chaque année, à l’université de Saint-Denis et vise à élire le meilleur orateur du 93. Le film nous présente les étudiants venus de différents cursus, qui affrontent ce défi et se préparent comme des sportifs avec des professionnels de la communication : avocats, acteurs, etc. D’une semaine à l’autre, ils apprennent les ressorts aussi complexes que compliqués de la rhétorique, s’affirment, se révèlent aux autres et plus encore à eux-mêmes. Ce témoignage magnifique dessine le portrait chaleureux d’une jeunesse française mixte. Opus optimiste, lumineux et porteur d’espoir.

Le Concours de Claire Simon
La réalisatrice qui va de la fiction au documentaire et inversement, suit les aspirants cinéastes de La Fémis au cours de différentes épreuves et jusqu’aux résultats. Le film qui oscille entre drôlerie et cruauté, est toujours passionnant. Avec empathie, la réalisatrice suit les candidats et les examinateurs. Cette plongée fascinante dans les coulisses de la prestigieuse école de cinéma, analyse avec bienveillance et malice, un processus de sélection qui essaie de concilier, sans toujours y parvenir, subjectivité et tentative d’équité.

L’Assemblée de Mariana Otero
Le documentaire se saisit de l’actualité à vif, et suit les réunions du mouvement Nuit debout. Ce mouvement né le 31 mars 2016, place de la République à Paris, réunit pendant plus de trois mois, des gens venus de tous horizons, désireux d’inventer une nouvelle forme de démocratie. La réalisatrice adopte la position d’une spectatrice assidue et attentive pour observer l’histoire en train de se faire. Elle filme avec une objectivité non dénuée de naïveté le mouvement avec ses indécisions, ses querelles internes de sa création à sa dissolution. Le filmage en direct et instinctif donne un documentaire long, souvent passionnant, parfois brouillon. L’œuvre éclaire les tenants et les aboutissants d’un grand mouvement social et politique, suit les nombreux débats, interminables et parfois vains, mais échoue à prendre de la hauteur, à articuler une pensée cohérente. Idem pour ce mouvement qui n’a pas réussi à s’incarner dans une action.

Maria by Callas de Tom Wolf
Les personnalités hors-normes, les artistes entre autres, sont souvent objets de fascination pour les documentaristes, lesquels ne réussissent pas toujours à vraiment cerner la personnalité de leurs modèles et se satisfont de faire œuvre hagiographique. Si Maria by Callas bénéficie d’une quantité impressionnante de documents rares et passionnants (images inédites, témoignages, entrevues avec la star, etc.), il souffre cruellement d’une absence de point de vue. Tom Wolf se contente d’accumuler les extraits dans l’ordre chronologique. Maria Callas, femme amoureuse au destin hors du commun, artiste d’exception, icône planétaire, méritait mieux qu’un film classique, d’un ennui et d’une paresse cinématographiques impardonnables.

David Lynch, the Art of Life de Jon Nguyen, Olivia Neergaard & Rick Barnes
Portrait inédit de l’un des cinéastes américains les plus secrets. Les réalisateurs montrent l’artiste dans son atelier, au travail ou en discussion avec sa fille, parti pris pertinent pour un artiste dont la vie, la pensée et la création artistique sont indissociables. Au fil d’un récit envoûtant, Lynch se livre comme jamais, évoque une enfance heureuse, des rencontres déterminantes, des expériences formatrices, donne à voir et à entendre ses œuvres plastiques et musicales, ouvre la porte sur son univers artistique, cohérent, puissant, d’une richesse foisonnante. Un rendez-vous remarquable avec le roi David.

Kedi, des chats et des hommes de Ceyda Torun

Ronrons de plaisir avec les chats errants d’Istanbul qui, par milliers, se baladent dans la ville et sont soignés par les habitants du quartier. Ce documentaire donne à voir avec humour et une tendresse réconfortante le rapport qui lie félins et humains. Une balade pleine de charme qui dessine en creux un portrait de la ville, de ses habitants et, plus largement de la société turque contemporaine.

Lucky de John Carroll Lynch
Ce film n’est pas un documentaire, encore que… Film de fiction, il raconte l’histoire de Lucky, vieux cow-boy solitaire, incarné par Harry Dean Stanton, décédé en septembre dernier. Lucky clope, fait des mots croisés, passe ses journées à refaire le monde avec les habitants du coin et, dans la petite ville perdue au milieu du désert où il réside, marche inlassablement. Il râle contre tous, contre tout, surtout contre le temps qui passe et qui le rapproche d’une mort dont il ne veut pas. La scène où, suite à un malaise, il prend conscience de sa fin prochaine est absolument bouleversante Ce film de fiction d’une grande simplicité et d’une humanité rare, dresse avec humour et tendresse le magnifique portrait d’un nonagénaire décharné, terrorisé devant la perspective de sa propre fin. Fiction ou documentaire, le portrait est saisissant. Lucky ou Harry ? Travis for ever !

Harry Dean Stanton alias Travis Henderson dans Paris Texas

Sans oublier Voyage à travers le cinéma français de Bertrand Tavernier, Lumière ! L’aventure commence de Thierry Frémaux, Ex Libris: New York Public Library de Frederick Wiseman et quelques autres analysés dans Cinégotier Facebook.