Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement.
François de La Rochefoucauld – Mémoires et ses Maximes
Chambre versaillaise, crépusculaire, chloroformée. Boule à neige sans neige en cette fin d’été 1715, le 1er septembre, date de décès de Louis XIV. Entre douleur et abandon, le dernier tour de piste du Roi Soleil, dans son jardin, au creux de son lit, entouré de l’affection de ses chiens et ses valets, de l’affectation des courtisans, d’une poignée de militaires en mal de bastions et de deniers, d’une flopée d’apothicaires. Médecins de la faculté et « charlatans parallèles » qui se disputent la décrépitude d’un corps de droit divin, précipitent par arrogance, ignorance, la mort d’un monarque cobaye.
Débarrassons le film de son manteau de gloire, de ses lauriers cannois : la Palme d’or d’honneur remise à l’un des enfants les plus sauvages du 7e art, placé en garde alternée chez Truffaut et Godard, le couple monoparental et fusionnel de la Nouvelle Vague. Jean-Pierre Léaud king size dans la peau de Louis XIV, s’est fait sacrer sur la Croisette, hors compétition, over the top dans la cour des grands. Rangeons les attributs-paillettes, paravents de la sortie du troisième long-métrage d’Albert Serra, et regardons ce que propose le réalisateur catalan : un biopic, genre qui dénonce la pauvreté d’imagination mainstream, pollue avec régularité l’agenda des sorties. Albert Serra, cinéaste friand des grandes figures de l’imaginaire occidental (Don Quichotte, les Rois Mages, Casanova, Dracula), est l’exception qui confirme la règle comme Stephen Frears, en 2006, il y a 10 ans, avec The Queen.
Deux biopics mortifères pour quatre vanités : Jean-Pierre Léaud/Louis XIV gangréné, Helen Mirren/Elizabeth II contaminée par le cadavre de Diana. Deux vivisections monarchiques orchestrées par la médecine pour lui, les médias pour elle, dans un resserrement de l’espace et du temps, les deux premiers appareils de cinéma. Balmoral Castle/une semaine pour The Queen (du 31 août 1997, mort de Diana, au 6 septembre, discours hommage d’Elizabeth II à la nation). Château de Versailles/une soirée, une nuit, un matin pour La Mort de Louis XIV. L’unité de lieu de ces partis pris allié à un même enjeu dramaturgique, le décompte du temps par la mort au travail, relève et invalide la volonté d’hagiographie des biopics qui, à force d’embrasser trop large le fond (le parcours du héros, de l’enfance à la mort), mal étreignent la forme (la stylisation, l’essence même de la mise en scène), et se réduisent à une vacuité d’apparences flatteuses mais superficielles : la qualité de la reconstitution d’une époque, la ressemblance/performance de l’interprète principal.
Ricquebourg, Rembrandt : médecins & charognes
Serra déjoue ces pièges de la flatterie, de la joliesse, du « comme si on y était » avec subtilité, malice, rigueur. Il remplace le dispositif décoratif et solennel des plans larges par l’intimité des gros plans, prête à la vieillesse de son roi les rides d’un acteur high class, délaisse les « effets Diafoirus » des comédies de Molière au profit d’un recueillement non dénué d’humour noir qui saisit les dévotions, les cupidités dans un clair-obscur à la Rembrandt signé Jonathan Ricquebourg (Mange tes morts). Lumière faible, lugubre et clinique de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp pour un cloaque funéraire où grouillent les médecins, asticots autour d’une charogne.
Existe-il une psychogénéalogie entre les films ?… 10 ans séparent La Mort de Louis XIV de The Queen, 50 ans de La Prise de pouvoir de Louis XIV, téléfilm de Roberto Rossellini produit et diffusé en octobre 1966 par l’ORTF, sorti en novembre (idem pour le Serra) sur grand écran. Les neuf premières minutes du biopic de Rossellini, avec absence de pathos et dans la plus froide réalité, relatent l’agonie du cardinal Mazarin. Captation phénoménologique avec rituels de la cour filmés dans leur durée. Cette lucidité, cette solitude des jeux de pouvoir, influences non revendiquées par Serra, pourtant si flagrantes, se dilatent à 1 heure 55’, en 2016, pour les dernières heures du Roi Soleil.
1966/2016 – Rossellini, Serra et Léaud qui nous regarde
Dans Les Inrockuptibles, Serge Kaganski évoque le concept « des deux corps du roi » de l’historien Ernst Kantorowicz. « Celui, réel, terrestre, mortel de l’individu, et celui, immortel, symbolique, incarnation de la nation ». Le journaliste transpose avec justesse cette théorie aux stars. Leur corps privé, réel, soumis aux aléas du commun des mortels. Leur corps public, rêve de cinéma, émanation de l’étrange familier selon Sigmund Freud. Dans les panthéons mythologiques du pouvoir et de l’Entertainment, les destins « des tsars et des stars » sont semés de défaites et de victoires, de petites et grandes morts, de renaissances et de flamboyances.
À ce titre, – il est temps de recouvrir La Mort de Louis XIV de son manteau de gloire – le film offre à Léaud le phénix non pas un chant du cygne, mais le couronnement d’une carrière buissonnière avec ce rôle de spectre dégringolé de l’Olympe. Guignol aux portes de la mort, fils de fils de Dieu momifié dans son petit théâtre, la perruque blafarde et la jambe pourrie. Cet ex-Antoine Doinel, petit d’hommes (Truffaut/Godard) réduit à tort à l’écume de la Nouvelle Vague, a grandi, vieilli, est devenu mythique avec son chemin d’éclipse, défoncé, auréolé. Selon François de La Rochefoucauld, « ni le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement ». L’acteur, lui, nous regarde dans les yeux, face caméra. Á la fin de Les 400 coups, en bord de mer. Au milieu de La Mort de Louis XIV, malgré son corps fardeau, ses yeux noirs nous transpercent. Á travers eux, Jean Cocteau, Jean Eustache, Jerzy Skolimowski, Philippe Garrel, Pier Paolo Pasolini, Bernardo Bertolucci, Jacques Rivette, Raoul Ruiz, Benoît Jacquot, Agnès Varda, Catherine Breillat, Aki Kaurismäki, Bertrand Blier, Olivier Assayas, Lucas Belvaux, Bertrand Bonello, Dominique Cabrera, Tsai Ming-liang, Noémie Lvovsky… et la liste, non exhaustive, se poursuit en ce moment avec Nabuhiro Suwa. Non, Jean-Pierre n’est pas mort, vive Léaud !
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