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Un film s’écrit, se tourne et se monte. Trois écritures pour un seul résultat à l’écran. La femme que je rencontre rédige depuis plus de trente ans la troisième version des oeuvres de Claude Chabrol. Chef monteuse image et son, Monique Fardoulis regarde la première et comme personne l’une des filmographies les plus subtiles, les plus marquantes du cinéma français.
Il fait beau ce jour-là. Chabrol fête ses cinquante ans de cinéma. Bellamy est d’ores et déjà un cru millésimé. Depardieu y est plus féminin que jamais.
Elle m’attend devant un café dans la salle du restaurant des Studios de Boulogne-Billancourt. Blonde, les cheveux au carré, menue, élégante dans un jeans et une veste de fourrure noire. Quand elle me voit arriver, elle tourne son visage. Me sourit. À ce moment précis, si Monique Fardoulis voulait se faire passer pour la sœur de Mireille Darc, tout le monde la croirait !
Monique Fardoulis par Fabien Lemaire
Est-ce qu’une petite fille rêve un jour de devenir chef monteuse ?
Ah non, quand même ! Je rêvais d’évoluer dans le milieu du cinéma, mais seulement lorsque j’étais une jeune fille. Vers l’âge de quinze, seize ans, j’allais voir tous les films à la cinémathèque, ne ratais aucune sortie et dévorais les revues spécialisées. Il faut ajouter que j’avais plein de copains qui gravitaient dans le monde du cinéma.
L’idée de participer à la fabrication d’un film germe peu à peu dans votre esprit ?
Tout d’abord, je souhaite devenir scripte. J’ai la chance d’être invitée sur plusieurs tournages. Et là, l’attente entre chaque prise de vue me décourage. Pire, m’insupporte car je suis quelqu’un qui travaille très, très vite. À l’instinct. C’est pour cette raison que je me tourne rapidement vers le montage.
Comme dans les philosophies orientales, la relation de maître et de disciple existe en montage. On devient stagiaire, puis assistant et enfin chef monteur…
Dans un premier temps, il m’a fallu chercher et obtenir des stages en laboratoire. C’est-à-dire suivre l’évolution de la pellicule depuis les rushes jusqu’à l’image finale : le tirage du négatif, l’étalonnage… À l’époque, les stages duraient six mois ! En parallèle, je fréquentais avec assiduité les auditoriums et j’assistais à tout le travail du son, au mixage… Un peu plus aguerrie, je suis allée alors voir de vieux monteurs. Tous m’ont très mal reçue ! (rires) Je suis quand même parvenue à décrocher quelques stages dans la publicité. Non payés, bien sûr !
Vous arrivez ainsi à acquérir une connaissance aiguë de toute la chaîne du montage des images et du son…
Oui, cette connaissance est vitale pour comprendre l’univers d’un metteur en scène, ce qu’il souhaite faire passer. Mais vous savez, un mauvais film ne peut être sauvé par le montage. Cette dernière étape ne peut qu’atténuer la catastrophe tout au plus…
Eric Rohmer
Vous souvenez-vous de votre premier stage pour un long-métrage ?
C’était Le signe du lion d’Eric Rohmer.
Pas mal !
N’est-ce pas ?… (rires) Et d’expérience en expérience, je suis passée au stade supérieur. Je suis devenue assistante monteuse. J’ai travaillé sur plusieurs films de Bernard Borderie, le réalisateur d’Angélique marquise des anges. Puis, j’ai fait la connaissance de Jacques Gaillard, le premier chef monteur de Chabrol. Rencontre importante puisque je me suis mariée avec lui ! J’ai alors collaboré avec Jacques sur les films de Claude. Il montait les images et moi les sons. Lorsqu’il s’est retiré de la profession, je l’ai remplacé et endossé toute la responsabilité du montage.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Chabrol ?
Très bien. J’étais assistante sur un film de Borderie. Toute jeunette. Pas encore mariée, mais je connaissais déjà Jacques. Chaque soir, Chabrol venait visionner les épreuves des Cousins dans le labo où je travaillais. C’est Jacques qui a demandé à Claude si je pouvais assister au visionnage des rushes. C’est ainsi que j’ai rencontré toute la bande de Chacha : Claude Lavie, son directeur de production et bien sûr Jean-Claude Brialy et Gérard Blain…
Inoubliable dans
Le beau Serge. Acteur somptueux !
Magnifique ! C’était un très bon comédien, mais torturé…
Un acteur qui passe comme un ange, qui brûle ses ailes et puis s’en va. Un peu à la River Phoenix et à la Health Ledger…
Oui, c’est ça. Gérard laisse une trace dans le cinéma.

Le Beau Serge ou le manifeste de la nouvelle vague
Gérard Blain & Jean-Claude Brialy

Vous travaillez avec quels metteurs en scène avant votre collaboration quasi-exclusive avec Claude Chabrol ?
Très peu. J’ai travaillé avec Edouard Molinaro, André Michel le metteur en scène de La sorcière qui révèle Marina Vlady et Maurice Ronet. Je collabore aussi avec Nicolas Gesnert qui réalisera beaucoup plus tard la saga télévisée Le château des oliviers avec Brigitte Fossey, Jacques Perrin et Georges Corraface. Quant à l’exclusivité avec Chabrol dont vous parlez, il ne faut pas oublier que Claude a toujours beaucoup tourné. Dans les années 1960 et 1970, il lui arrive de réaliser presque trois films par an !
À ce rythme-là, c’est un metteur en scène très envahissant !
Exactement ! (rires) J’ai commencé à travailler avec Claude au début des années 1960 sur Landru. J’étais encore assistante… C’est un film pour lequel j’ai beaucoup d’affection. Je l’adore…
Charles Denner est excellent et incroyablement bien entouré de toutes ses victimes : Danielle Darrieux, Michèle Morgan…
Et Hildegard Knef, l’actrice allemande qui lance à Landru : « Ah, Monsieur, ma situation est cornélique ! ». À chaque film de Claude, il y a toujours une réplique qui me reste…
Landru
Charles Denner, Claude Chabrol & Danielle Darrieux
Dans Bellamy,Gérard Depardieu dit : « Il ne suffit pas d’avoir raison pour être heureux. ». C’est d’une telle vérité… Elle me fait penser à la célèbre réplique de La règle du jeude Jean Renoir : « Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun à ses raisons. ». Pour quel film de Chabrol devenez-vous chef monteuse ?
Au milieu des années 1970. Je ne sais plus si c’est sur Folies bourgeoises ou sur Les magiciens.
François Truffaut aimait à répéter à ses collaborateurs sur certains tournages : « Protégez-moi, protégez-moi ! ». Chabrol semble avoir la même attitude tant il tourne en famille. Dans sa douce mafia, il y a Aurore, sa femme et sa scripte. Cécile Maistre, sa belle-fille et son assistante à la mise à la scène. Matthieu Chabrol compose la musique et son autre fils Thomas apparaît régulièrement dans ses œuvres. Lorsqu’il est sur un plateau, j’ai l’impression que tous forment une gangue autour de lui…
Tout à fait. Chacha, comme nous le surnommons, s’arrange pour être encerclé de fidélités jusqu’au montage !
Et sur un tournage, même s’il tourne avec une célébrité, la star, c’est lui !
Exactement !

Chabrol tourne à l’économie. Il fait très peu de prises tellement il sait ce qu’il veut.
Pendant le montage qui s’effectue en parallèle du tournage, je reçois tout au plus deux ou trois prises lors d’une séquence difficile pour le comédien. Parfois, je n’en ai qu’une. Si jamais il se passe un problème de développement au labo, c’est très risqué. Il n’y a pas de recours. Heureusement, cela n’est jamais arrivé.
Vous envoie-t-il des échos pendant l’écriture d’un scénario?
Non, presque jamais. Sauf quand Odile Barsky écrit avec lui parce que nous nous connaissons bien toutes les deux. Il s’entoure aussi des mêmes scénaristes, mais écrit toujours les dialogues. C’est son truc, sa patte…
Quand vous recevez un nouveau scénario de Chabrol, que ressentez-vous ?
Une excitation à chaque fois.
Vous vous dites : « Tiens, tiens, le dernier Chacha est arrivé ! »…
Voilà, quelque chose à peu près comme ça ! (rires) Quand on lit un scénario de Claude, on voit déjà les images.

Est-ce qu’une écriture aussi précise n’est pas frustrante pour une chef monteuse ?
Non, absolument pas. Au contraire, c’est très amusant car cette précision aiguise mon imaginaire. Et souvent, quand les prises me parviennent lors du montage, elles correspondent assez bien à l’idée que je m’en faisais.
Il vous demande votre avis ?
Sur le scénario ?… Non, jamais. En revanche, une fois le film monté, il vient près de moi et glisse : « Tu crois que le public va comprendre mon intention ?… ». Je le rassure en lui certifiant que si je l’ai comprise, les spectateurs devraient à priori y parvenir !
Cette notion de compréhension le tourmente ?
Non, pas à ce point-là. L’inquiète un peu tout au plus, mais je crois que c’est une impression fugace… Au point où il en est de sa carrière, il n’a plus grand chose à prouver.
Derrière son physique de crapaud aux yeux malicieux, vous ne sentez pas d’angoisse ?
C’est difficile de répondre à cette question… Personnellement, je sens chez Claude une certaine forme d’angoisse, mais il sait donner le change. Il y arrive très bien même sur certains tournages difficiles. Par exemple, son rapport avec Romy Schneider dans Les innocents aux mains sales avait été compliqué. Elle y est malgré tout sublime, mais peut-être trop à fleur de peau, pas assez distanciée pour l’univers de Claude…
Les innocents aux mains sales
Romy Schneider
Assistez-vous aux tournages des films de Chabrol ?
En coup de vent parce que je monte pendant ce temps-là ! J’ai passé un week-end à Nîmes pendant les prises de vue de Bellamy. J’ai assisté au tournage de la séquence du tango dans le garage avec Vahina Giocante et Jacques Gamblin. Est-ce que pour vous cette séquence de danse est un fantasme de Bellamy ?…
Oui, parce qu’il me semble que dans les films de Chabrol – et particulièrement dans celui-ci – l’intrigue l’intéresse moins que les personnages. Bellamy est grand film mental. Depardieu ne cesse de commenter les séquences précédentes. Ce sont ses paroles, ses aphorismes, ses pensées, ses fantasmes qui construisent l’histoire…
C’est drôle, un autre journaliste m’a dit la même chose. Personnellement, je n’ai jamais vu ça en montant le film. Pour moi, c’est la femme de Jacques Gamblin jouée par Marie Matheron qui fantasme le tango.
Pourtant, Chabrol revendique le parti pris que Bellamy est perçu par le prisme du commissaire. Lors de l’écriture du scénario, il a même pensé filmer le récit en caméra subjective.
Et vous pensez que le frère de Bellamy couche avec sa femme ?
Non, pas vraiment…
Eh bien, mois si ! (rires) Il y a quand même des indices qui penchent vers cette évidence. Le plan des draps froissés. Quand Bellamy demande à sa femme si elle a consommé, Marie Bunel lui répond un « quand ? » très étrange, très ambigu. Quand j’ai monté le film, Claude m’a demandé : « Alors, à ton avis, ils ont couché ?… ». J’ai répondu par l’affirmative. Lui aussi en était convaincu !


Bellamy
Gérard Depardieu, Claude Chabrol & Jacques Gamblin
Bellamy prétend à un moment qu’il a de la chance. J’ai l’impression qu’au pays du cinéma, c’est une phrase que Chabrol pourrait reprendre à son compte.
Oui, certainement. Tourner avec une telle régularité sur la longueur du temps, c’est assez exceptionnel quand même.
Il dit aussi que pour faire durer une histoire d’amour, il faut abandonner son quant à soi.
Ce n’est pas faux… (rires)
Vous évoquez le plan des draps froissés. Les relations sexuelles sont présentes par des signes, mais toujours hors champ dans Bellamy.
Oui, c’est vrai. Et même si la femme de Bellamy a couché avec son beau-frère. Est-ce si grave ?…
On lave le linge sale en famille !
J’allais le dire ! (rires) Dans l’univers cinématographique de Chabrol, le désir est exposé d’une façon beaucoup plus cérébrale que physique. Je me souviens d’une conversation avec Claude dans les années 1970. Je vantais à tous crins Music lovers de Ken Russel avec Richard Chamberlain et Anton Chiluvsky. Chacha était effaré. Il ne pouvait comprendre mon intérêt pour ces deux acteurs filmé nus en train de danser devant un feu de cheminée. Il s’est exclamé : « Avec leurs zizis qui tressautent à chaque instant ! ». Ce film que j’avais trouvé si beau et émouvant était totalement ridicule à ses yeux ! (rires) La sexualité dans les films de Claude sert de prétexte. Dans La femme infidèle, l’adultère entre Stéphane Audran et Maurice Ronet ne sert qu’à révéler l’amour de Michel Bouquet. À la fin du film, elle découvre l’immensité des sentiments de son mari à son égard. C’est magnifique !
La femme infidèle
Stéphane Audran & Michel Bouquet

C’est drôle que vous disiez cela parce que Bellamy m’a fait penser à La femme infidèle. Le sexe et la jalousie sont étroitement mêlés. Il y ce plan où Gérard Depardieu dans les escaliers découvre Clovis Cornillac torse nu sur le palier. En champ contre champ, Bellamy est filmé en plongée. Son frère cadet en contre-plongée. La jeunesse de l’un semble dominer, écraser presque la maturité de l’autre. Le regard de Depardieu sur la fraîcheur physique de Cornillac alimente le doute de l’adultère dans l’esprit du commissaire.
Oui, c’est très juste.
Pendant le tournage, vous recevez les rushes du film au jour le jour ?
Oui, Claude cercle certaines prises, c’est-à-dire qu’il sélectionne celles qu’il désire au montage. Sur chacune, il y a ses commentaires. Le chef opérateur préfère tel plan ou l’acteur, l’actrice penchent pour celui-là. Au final, je choisis celui qui convient le mieux au montage. Presque toujours, c’est la prise de vue choisie par Chabrol.
Et vous montez ainsi le film pendant son tournage…
Tout à fait. Claude visionne le premier montage de son film deux ou trois semaines après la fin du tournage. Ce premier jet est souvent le dernier, à peu de choses près. Les quelques changements résident dans des coupes quand le film est trop long ou quand le regard d’un acteur annule les dialogues d’une séquence. C’est très difficile de décider d’une coupe dans un film de Claude.
Vous est-il arrivés d’avoir des divergences au sujet d’une coupe ?
Non, je n’en ai pas le souvenir. Il arrive parfois à Claude d’hésiter. À ce moment-là, je tente de le convaincre. Vous vous souvenez quand Depardieu vient pour la première fois rendre visite à la femme de Gamblin ? Dans le premier montage de Bellamy, pour faire ressentir l’univers étriqué et pavillonnaire du couple, Depardieu se garait sur un parking, puis longeait un mur et enfin montait les escaliers du pavillon jusqu’à la porte d’entrée. Comme il fallait réduire le temps du film, j’ai suggéré à Chabrol de retrouver directement le commissaire à la porte d’entrée du pavillon. Ce seul plan est suffisamment explicite pour situer socialement ce couple. De tels changements chamboulent la bande son que je monte en même temps.

François Truffaut disait qu’un film qu’on entend mal est un film qu’on voit mal.
C’est très vrai. J’accorde une très grande importance au son dans un film. Quand il n’est pas au point, le spectateur décroche. Dans une salle de projection, quand le volume est trop fort ou trop faible, l’attention du public est perturbée.
Alain Resnais adore écouter les films sans les voir…
Je comprends tout à fait cela car la bande son raconte une histoire. Cela me rappelle autrefois quand j’écoutais à la radio Les maîtres du mystère. La qualité du bruitage était fantastique. Un son adéquat développe un imaginaire incroyable !
Combien de temps le montage prend-il avant que le film rencontre sa forme définitive ?
Quatre ou cinq mois pendant lesquels je travaille au quotidien avec mon fils Olivier et Pauline Flamant, mon assistante qui n’a aucun mystère pour le montage virtuel. Bellamy est le premier film de Claude monté en numérique. J’avoue que j’avais très peur de ce changement car il existe des différences énormes entre ces deux manières d’appréhender le montage d’un film. Par exemple, un vrai raccord en montage manuel n’est pas bon en virtuel. En numérique, il faut qu’il y ait deux images de décalage pour trouver la justesse du plan. Mais le pli se prend vite, surtout lorsque l’on est très bien secondé !
Comment est Chabrol pendant le montage de ses films ?
Il ne vient pas au montage. Nous nous connaissons depuis tant de temps. Il sait que je ne le trahis pas. D’ailleurs, comment le pourrais-je ? Sa mise en scène est d’une telle précision !

Les fantômes du chapelier
Quand je vous ai demandé de choisir deux ou trois films de Chabrol pour cet entretien, vous m’avez répondu Les fantômes du chapelier sans l’ombre d’une hésitation.
Le montage s’est merveilleusement bien passé. C’est le tournage de Chabrol que j’ai le plus fréquenté. Une très bonne ambiance régnait sur le plateau. Une séquence m’a demandée un temps fou au montage. Vous vous souvenez de la scène de la partie de cartes dans le café ?… Eh bien, il fallait qu’il y ait une correspondance entre le jeu, le regard de Michel Serrault avec Charles Aznavour et ceux des autres joueurs. Au moment où les cartes tombaient, il y avait aussi une concordance avec le petit journaliste qui regardait tout ce petit monde du fond de la salle. Je dois dire que je suis très fière de ce montage qui montre une grande précision. C‘est un excellent souvenir !

Les fantômes du chapelier
Michel Serrault & Charles Aznavour

Une anecdote avec Michel Serrault ?
Il y avait un plan avec lui qui me dérangeait. Il marchait ivre dans la rue en vociférant et en titubant. Je trouvais qu’il en faisait des tonnes ! Claude n’était pas du tout d’accord avec moi. Il a insisté pour que je monte le plan. Au bout du compte, c’est lui qui a raison car la folie commence à gagner le personnage… L’œil du Maître !
Plus fort que l’œil du témoin !
Oh que oui ! (rires) La distribution des Fantômes du chapelier est vraiment exceptionnelle : Michel Serrault, Charles Aznavour, Aurore Clément et Monique Chaumette. Tous formidables !

En montant plan après plan, vous êtes aux premières loges pour disséquer le jeu de l’acteur.
L’écoute des comédiens par rapport à leurs partenaires ne peut m’échapper, c’est vrai. La préparation de leur jeu se ressent aussi à l’image. Par exemple, Jacques Gamblin a besoin de se concentrer longuement pour aborder un personnage. Dans Au cœur du mensonge, son personnage boite un peu. Un mois avant le tournage, Gamblin s’est mis à boiter. Il entre littéralement, s’enferme dans son personnage pour l’habiter. Depardieu, lui, c’est tout le contraire. Si le metteur en scène lui demande de pleurer, ses larmes coulent instantanément. Sitôt la prise terminée, il éclate de rire. Ces différences de nature, je les discerne à l’image. Il me semble que Clovis Cornillac se rapproche plus du tempérament instinctif de Gérard Depardieu. C’est un très grand comédien.
Bellamy
Clovis Cornillac
La cérémonie
La cérémonie est mon choix. C’est l’un des films de Chabrol que je préfère. Son montage a aussi une histoire…
À partir de l’ouverture de Don Giovanni et jusqu’au meurtre, j’ai monté le film à l’envers.
La cérémonie
Isabelle Huppert & Sandrine Bonnaire
Pourquoi ?
Parce que le film présente des inserts de l’opéra de Mozart dans l’écran de télévision des bourgeois. Ça, c’est pour l’image. Quant à la musique, il faut qu’elle résonne dans la cuisine pendant toute la préparation des crimes.
Ce crime n’est quasiment pas prémédité. Dans le film, son idée germe dans les têtes d’Isabelle Huppert et de Sandrine Bonnaire en temps réel jusqu’à son exécution…
Je me suis vraiment creusée la tête pour parvenir à une synchronisation aussi longue ! Je suis donc partie de la fin de l’opéra en me fixant des repères sons sans regarder aucune image. À partir de ces repères musicaux, j’ai intégré les séquences pour que tout soit raccord.
Et ces repères que l’on voit à la télé ne sont pas choisis par hasard. Ils vont crescendo et indiquent par palier la tragédie qui se prépare.
Il y a quand même une séquence qui déjoue les lois du temps réel. Chabrol a dû trouver une astuce pour arriver à la caser.
C’est le léger fondu enchaîné qui accélère la séquence dans laquelle Huppert et Bonnaire boivent leur tasse de café avant de se rendre dans la salle à manger.
Oui, c’est ça. Il était impossible de faire autrement.

Selon Claude Chabrol, La cérémonie est un film sur la lutte des classes. C’est aussi une œuvre terrifiante avec deux comédiennes en état de grâce. Chabrol avait dit à Bonnaire: « Le personnage de Sophie est comme un légume. ». Lors des essais de coiffure, elle lui a proposé sa frange qui ressemble vraiment aux racines d’un poireau. C’est comme si son cerveau était rayé, barré par cette ligne de cheveux. Formidable métaphore de son analphabétisme, de son enfermement… Qui dit Claude Chabrol, dit Isabelle Huppert !
À part Violette Nozière, je crois que j’ai monté tous les films avec Isabelle. Son jeu devient de plus en plus cérébral. Cela se ressent tout particulièrement dans L’ivresse du pouvoir.
C’est une technicienne redoutable qui peut faire couler une larme si elle le commande à son corps. Une mécanique de comédienne hors pair.
C’est fou le métier qu’elle a. Elle sait l’impact de la caméra sur son visage au millimètre près. Quelle perfectionniste ! Je la trouve extraordinaire dans Une affaire de femme parce qu’elle assume son personnage avec une totale légèreté. Elle ne se rend absolument pas compte des conséquences de ses actes.

Quand, tremblante de peur devant la guillotine, elle murmure en priant : « Sainte Marie pleine de merde… »…
Encore une réplique d’un film de Claude qui reste ! Celle-ci a même déclenché un attentat à la bombe dans un cinéma parce qu’Une affaire de femme est sorti en même temps que La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese !
Une affaire de femme
Betty
Passons à Betty. C’est l’univers de Georges Simenon comme Bellamy !
Oui, j’adore. Mais là, l’histoire de l’enfoncement de cette femme est tragique…
Mais qui se régénère en entraînant une autre dans sa chute. Elle broie le personnage de jouée par Stéphane Audran pour mieux revivre. Il y a du cannibalisme cérébral dans ce film. Quand elle regarde les poissons dans l’aquarium avec cet air fasciné et ce sourire à peine esquissé sur ses lèvres, on se demande vraiment si Betty est une victime ou une carnassière…
Au départ, elle est quand même une grande victime. Dans la séquence où ses enfants lui sont retirés, Marie Trintignant est seule à l’image et le contrat sordide que lui impose sa belle famille est lu en off. Dans le premier jet du montage, j’avais inclus un plan de coupe. Dès la première vision, Claude et moi nous sommes rendus compte qu’il ne fallait pas interrompre ce plan-séquence. Sa longueur et le silence de Betty glacent littéralement le sang. Marie Trintignant est absolument bouleversante parce que complètement démunie.
Betty
Marie Trintignant & Stéphane Audran

En face de Marie Trintignant, Stéphane Audran ex-compagne et magnifique égérie de Claude Chabrol…
Je montais les sons des films de Claude pendant leur grande période de cinéma. Je me sentais moins impliquée alors… Cela dit, je trouvais déjà Stéphane absolument sublime. Ce qui me plaît le plus dans son jeu, c’était cette sorte de décalage entre la parole et la pensée. Qu’elle soit une reine de beauté dans Le boucher ou La femme infidèle ou alors une mère horrible et castratrice dans Poulet au vinaigre. C’est quelqu’un qui possède un grand sens de la dérision dans la vie.
Le boucher
Chabrol et ses deux égéries : Audran & Huppert
Bellamy
Nous avons déjà beaucoup parlé de Bellamy. J’ai l’impression que ce commissaire pourrait devenir le nouvel inspecteur Lavardin…
Ce sont quand même deux univers complètement différents, mais c’est vrai que ces deux flics sont si attachants qu’on a envie de les revoir. J’aimerais retrouver l’univers de Georges Simenon. J’adore ses livres : Le testament Donadieu, Oncle Charles s’est enfermé…
Le film est dédié aux deux Georges…
Simenon et Brassens, oui.
Depardieu y est exceptionnel. Quel ogre magnifique avec sa voix féminine, son jeu léger comme une plume…
Quelle douceur ! J’espère que le rôle de Bellamy fera date dans sa carrière. Odile Barsky et Chabrol ont volé des choses à Depardieu pour l’écriture du rôle, mais j’y retrouve beaucoup Claude. Aurore Chabrol aussi dans le rôle qu’interprète Marie Bunel. La complicité entre elle et Depardieu ressemble vraiment à celle de leur couple… Je suis très contente de Bellamy. J’abordais ce film avec appréhension puisque c’est le premier film de Claude que je monte numérique. En le voyant, vous savez ce qu’il m’a confié ?… Que j’avais bien compris ce qu’il souhaitait faire passer. Il m’a dit : « Allez, je te donne… 19/20 ! ».
Juste la moyenne en somme !
C’est quand même pas mal ! J’étais très flattée, très heureuse…
Monique Fardoulis par Fabien Lemaire
Avez-vous eu vent du prochain film de Claude Chabrol ?
Claude ne parle jamais de ses projets. Un jour, je lui ai dit qu’il était superstitieux. Il s’est mis en colère en me disant que la superstition c’était pour les cons ! (rires) Il me met souvent au courant de ses projets au dernier moment. Quand il m’appelle, c’est pour m’annoncer les dates de tournage. Si j’ai prévu des vacances, des sorties ou d’aller voir des amis, tout tombe à l’eau. Ma vie est irrémédiablement liée à celle de Claude Chabrol !
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HITCH GLACE LE SANG DE CHACHA

Pendant l’hiver 1955, Alfred Hitchcock travaille à la post-synchronisation de La main au collet/To catch a thief aux Studios Saint-Maurice, près de Paris. Claude Chabrol et François Truffaut, alors critiques aux Cahiers du cinéma, tentent d’approcher le Maître pour obtenir un entretien.
Munis d’un magnétophone, les deux jeunes hommes se glissent dans la pénombre de l’auditorium. Ils abordent Sir Alfred qui leur prie de l’attendre au bar.
Eblouis et fous de joie, Claude et François se dirigent vers le bar. D’un même pas jubilatoire, ils enjambent le rebord d’un grand bassin gelé. La glace se brise. Ils se retrouvent… dans l’eau !
Hitchcock, à la vue de ses deux fans dégoulinants et grelottants, leur accorde un autre rendez-vous le soir même.
Un an plus tard, le cinéaste repère les deux compères dans une foule de journalistes. Il leur lance : « Messieurs, je pense à vous à chaque fois que je vois des cubes de glace qui s’entrechoquent dans un verre de whisky ! ».

Vous pouvez retrouver cet entretien sur
www.ecrannoir.fr
10 Ils ont dit
Merci et bien affectueusement
Monique Fardoulis
très joli entretien… encore bravo mon Benoit!!
A plus.
Peptte
Benoît,
Merci pour l’interview de la monteuse de Claude Chabrol.
Bonne journée,
Edith
Monique Fardoulis c’est très intéressant… quand est-il de Hervé Lait, hein ?
LN
Qu’est-ce que juliette ressemble à sa maman !
En tout cas, c’est très bien, on apprend ^plein de choses !
Bravo !
bichon
Ahah genial pour linterview sur ton blog et sur ecrannoir 🙂 une bise enneiger des pyrennees ou j’anime un seminaire. Fabien
Formidable !!! Quelle chance tu as de l’avoir interviewée !!!! C’est ton talent…
Je t’embrasse fort
Le petit chat
C’est chabrolisque !
J’adore.
Anne
Belle rencontre et beaucoup de conscience professionnelle, de passion pour le septième art, c’est absolument passionnant !
Monique
J’ai oublié de te le dire par téléphone : ton interview est formidable, vraiment consistante et intéressante !
Mpm