La vogue, la mode, la réputation, le renommée, la célébrité, la faveur publique, ces différents échelons qui mènent à la gloire, et qui ne la remplacent jamais.
Honoré de Balzac
Olivier Minne est double. D’un côté l’animateur, bateleur de jeux télévisés. De l’autre, plus secret, l’écrivain. En 1997, un premier ouvrage sur l’épopée des speakerines. Aujourd’hui, une biographie de Louis Jourdan. En 2010, Olivier part à la rencontre du French Lover d’Hollywood, car la persona de l’acteur se rappelle à lui depuis l’enfance. Ils ne se quitteront plus pendant les cinq dernières années de la vie de l’acteur. Rencontre crépusculaire ? Jeu de miroir et transfert de talents pour ces deux hommes d’images ? Louis Jourdan, le dernier French Lover d’Hollywood ne se contente pas de céder pas à l’hagiographie. Le livre, foisonnant sur l’âge d’or des studios, raconte un rapprochement avec une écriture précise, sensible. Assis près de la vitre d’une brasserie à deux pas de la Maison de la Radio, Olivier se souvient de Louis, décédé en 2015. Si la parole est aisée, le visage mobile, le regard de l’animateur glisse, s’évade souvent vers le spectacle de la rue. Extraversion mêlée de pudeur d’où s’échappe un mystère. À la Louis Jourdan ?
Cinégotier : Louis Jourdan résonne dans votre existence dès l’enfance…
Olivier Minne : Mon arrière grand-mère et ma grand-mère l’évoquaient avec bonheur. Elles affirmaient qu’il avait importé l’élégance française à Hollywood. À 20 ans, pendant ma préparation au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique, ma professeure décelait chez moi deux problèmes de taille : le jeu de Cary Grant et les manières, les élégances de Louis Jourdan. Une façon de jouer et de bouger passéiste, complètement démodée dans les années 1980.
Les films de Louis Jourdan vous étaient familiers ?
Non, sans plus, et je n’étais pas fan de l’acteur. Pourtant, je devais aller à sa rencontre. Sans savoir pourquoi, ce désir impérieux me taraudait. Lors de mon installation à Los Angeles dans les années 2000, le retrouver s’est imposé comme une évidence.
Vous menez une véritable enquête. Olivier Minne recherche Louis Jourdan désespérément…
Certains m’assuraient qu’il était mort, d’autres qu’il était malade. On m’a même dit qu’il avait pris sa retraite à Marseille ou à Cannes, les villes de sa naissance et de son enfance.
Un de vos amis au consulat de France remet en 2010 la Légion d’honneur à Louis Jourdan. C’est lui qui vous donne l’adresse de l’acteur à Beverley Hills…
Oui, je me rends à son domicile avec le projet de réaliser un documentaire sur le dernier French Lover d’Hollywood, mais ce n’est qu’un prétexte. Je sonne en jeans et tee-shirt à la grille de sa villa, et Louis Jourdan, d’ordinaire farouche, accepte de me recevoir.
Quand vous le rencontrez, il ne souhaite plus être filmé. Cependant, au fil de vos conversations et confidences, il apprivoise l’idée d’un retour possible…
Louis aurait été flatté si le documentaire s’était réalisé de son vivant. De mon côté, je me serais offert l’enfer. Il n’aurait pas manqué de s’immiscer dans le choix des archives, dans mes commentaires. En guise d’introduction, il pensait à des morceaux précis de Johann Strauss, de Richard Wagner suivis de Maurice Ravel, de Cole Porter. Je n’ai pas relaté cette anecdote dans le livre, mais lors d’une visite, il a déroulé vocalement, en vingt minutes, la totalité du film. Il avait tout prévu.
Louis Jourdan affiche une joliesse un brin figée dans son jeu. Était-il un grand acteur ?
Je regrette d’avoir écrit dans le livre que Louis n’était peut-être pas le plus grand comédien de tous les temps. Cette affirmation est idiote. À chacun son panthéon, et libre au lecteur de se faire son opinion. Louis a été une grande vedette à Hollywood et en Europe. Il a traversé les frontières, était célèbre aussi en Asie. La France lui aurait-elle permis une telle renommée ? Il était convaincu que non. Quant à sa beauté, Dieu qu’elle lui a été reprochée ! Ce « handicap » a néanmoins servi sa carrière. Louis l’a parfois instrumentalisée, et il a eu bien raison. Peut-être son jeu a-t-il pêché d’un excès de cérébralité ?… De toute façon, les grandes passions de la vie de Louis n’étaient pas le cinéma, mais la musique et la littérature.
Ses passions semblent trop vastes pour « rentrer » dans l’élaboration artistique d’un film, dans la réalité des grands studios hollywoodiens…
Quand Louis Jourdan, repéré par David O’ Selznick après avoir tourné une dizaine de films en France, arrive à Hollywood en 1946, il court après des sensations d’antan. Celles de l’enfance, des salles de cinéma avec sa mère, quand il découvre les monstres sacrés américains sur grand écran. Évidemment, sur le terrain, au quotidien, la réalité dilue le rêve. Les représentations de ses héros ne collent pas à leur réalité.
Gary Cooper, entre autres, ne trouve pas grâce à ses yeux…
Pour Louis Jourdan, Gary Cooper incarnait l’Histoire de l’Amérique, ses racines profondes. Combien de fois m’a-t-il répété qu’il était dépourvu d’intérêt et de conversation ? À ses côtés, Louis éprouvait un ennui profond. (rires) Mais où se situe la vérité ? Gary Cooper était-il cette coquille creuse, ou n’avait-il plutôt rien à dire d’intéressant pour Louis ?
Quand Louis Jourdan et son épouse Frédérique surnommée « Quique » débarquent à Hollywood, d’autres acteurs français « sévissent ». Le plus célèbre d’entre eux, Charles Boyer…
Oui, et d’autres camarades de jeu : Jean-Pierre Aumont, Claude Dauphin, Marcel Dalio… Tous sont ravis de se regrouper, de faire clan, car la France leur manque beaucoup. Ils parlent avec délectation du pinard et de la bouffe !
Pourtant, dans la seconde partie des années 1940, les États-Unis riment avec abondance. Quand les Jourdan quittent la France, les tickets de rationnement affament Paris. Dans votre bio, sa découverte des supermarchés de New York est très émouvante. Pour rejoindre Los Angeles, David O’ Selznick lui conseille de traverser les USA en train plutôt qu’en avion. Le French Lover découvre l’Amérique profonde, celle qui se déplace en masse dans les salles de cinéma…
Peut-être est-ce pendant ce périple que Louis s’est demandé ce qu’il allait bien faire face à cette immensité à l’esprit si particulier ? Commence-t-il déjà à comprendre qu’il ne pourra jamais concurrencer un Gregory Peck sur son propre terrain ? Qu’il n’incarnera jamais un cow-boy de l’Amérique profonde tel un Henry Fonda, pourtant proche des élégances de Louis Jourdan ?
Les Raisins de la colère ne seront jamais pour lui, et il demeurera un éternel French Lover à Hollywood. Est-ce le deuil de ce rêve qui le rend si sévère avec sa filmographie ?
Le monde entre la lecture d’un script et le résultat final à l’écran, l’affectait. Il dédaignait les films français comme les films américains : La Rue de L’Estrapade de Jacques Becker ou encore Peau d’espion d’Édouard Molinaro, malgré la présence de son ami Bernard Blier qu’il admirait beaucoup. Idem pour le rôle de Kamal Khan dans Octopussy de John Glen. Pourtant, Louis Jourdan y incarne l’un des méchants les plus fameux dans la mythologie de James Bond. Ce rôle lui a permis de revenir sur le devant de la scène à plus de 60 ans, mais il n’avait guère d’intérêt pour ce villain.
Jourdan + Minne = Louis & Olivier
Tout au long de sa carrière, il adopte une désinvolture de dandy face aux événements. Par bonheur, son épouse le pousse à agir, à signer des engagements, notamment le fameux contrat à Hollywood proposé par David O’ Selznick…
Il y a de la peur dans cette attitude et une insatisfaction chronique. Pour Louis, le meilleur pouvait toujours survenir, alors pourquoi s’engager dans tel ou tel projet ? Quique, plus pragmatique, l’a poussé à prendre ce que la vie lui tendait sans attendre ce meilleur hypothétique.
Sur les photos du livre, elle semble plus ouverte, tout sourire, à l’aise dans les rendez-vous mondains d’Hollywood. Lui, plus en retrait. On l’imagine discret, casanier…
Fondamentalement, Louis était un gars de la province. Combien de fois m’a-t-il répété : « Moi, je suis Marseillais » ! Dans ses yeux, le Vieux-Port et la Bonne Mère défilaient, avec l’accent provençal en prime. Cet accent gommé par obligation pendant son apprentissage au cours d’art dramatique de René Simon, à Paris. En 1946, il le reprend dans L’Arlésienne de Marc Allégret avec Raimu et Gaby Morlaix.
Qui dit l’accent provençal, dit Marcel Pagnol. Il aurait tout à fait pu incarner Marius…
Louis Jourdan était un ami de Marcel Pagnol. Il s’exclamait avec l’accent : « Je suis Marius » ! Je n’ai pas raconté cet épisode dans le livre, mais le producteur Darryl F. Zanuck lui a proposé le rôle du marin dans un remake à la sauce Hollywood. Louis a décliné l’offre tant l’adaptation était déplorable, mal écrite.
Cette adaptation regroupe la trilogie de Pagnol en un seul film, Port of Seven Seas, avec John Beals en Marius. Jean Cocteau aurait pu aussi le faire tourner et sublimer sa beauté classique, proche de celle de Jean Marais…
Louis possédait son portrait dessiné par Cocteau dans sa villa de Berverly Hills. Jean Cocteau a adapté et écrit les dialogues de La Comédie du bonheur réalisé par Marcel L’Herbier en 1940. Il y donne la réplique à Michel Simon et à Micheline Presle.
Louis Jourdan aurait été parfait en Orphée qui traverse les miroirs. Je qualifierais sa beauté de minérale. En moins miraculeuse devant la caméra, elle précède celle d’un Alain Delon…
Il lui manque le côté bad boy de Delon. Pourtant, dans sa première partie de carrière, en France, il fait preuve d’une grande modernité dans son jeu.
Il aurait pu prêter ses traits lisses à Monsieur Ripley de Patricia Highsmith…
Dans Julie de Andrew L. Stone avec Doris Day, un sous-Hitchcock de 1956, il fait preuve d’ambiguïté et de machiavélisme. Il est très convaincant.
Hélas, il tourne dans Le Procès Paradine qui n’est pas le meilleur Hitchcock. En méchant séduisant façon L’Ombre d’un doute ou L’Inconnu du Nord-Express, il aurait fait des étincelles. En 1978, dans l’épisode Murder under Glass, il joue un chroniqueur culinaire dans la série Columbo…
Il est l’un des rares meurtriers de la série qui tente de trucider Peter Falk.
En 1980, dans l’épisode Nips and Tucks, il est chirurgien esthétique dans la série Charlie’s Angels…
Louis détestait la télévision. Elle a pourtant été généreuse avec lui. Il a animé des shows de variété en direct, a chanté avec Judy Garland, Dinah Shore, Shirley Mc Laine, Dannie Kay… Pour le petit écran, il a repris le rôle de Mario incarné par Yves Montand dans Le Salaire de la peur. Il a joué d’Artagnan, Dracula, et même, un 14 juillet, incarné en direct le rôle de Pierre Mendès France !
Même dédain pour ses expériences théâtrales, alors qu’il rêve d’un répertoire plus étoffé sur les planches. Sa collaboration avec James Dean dans The Immoralist adapté du roman d’André Gide en 1954, est un désastre…
Jouer dans une pièce d’André Gide qu’il avait bien connu, était un honneur pour Louis. Incarné le rôle de Michel, homosexuel refoulé, était aussi une revanche sur son éternel emploi de séducteur pour dames. Enfin, ce rôle gay représentait un geste politique, car son jeune frère Pierre aimait les hommes et le vivait mal. Quand Pierre est venu l’applaudir, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre, après la représentation, dans la loge de Louis. Le point noir de cette entreprise fut la présence insupportable de James Dean que Louis qualifiait toujours, des années plus tard, de « petit imbécile ». Pour lui, Dean n’était qu’une imposture fabriquée par Hollywood ! (rires)
Kamal Khan + l’œuf Fabergé = Octopussy (1983)
La distance s’évapore vite entre vous…
À la fin de l’été 2010, l’année de notre rencontre, je dois rentrer à Paris, et il me dit : « Quand revenez-vous ? ». Cette formule n’était pas anodine. J’ai compris que nos rendez-vous allaient se transformer en une relation plus étroite.
Il vous engueule, mais vous parvenez à lui arracher des rires…
Il m’en a voulu parfois de mes absences trop longues. Malgré la distance respectable que Louis entretenait avec son entourage, son apparence un peu distante, un peu raide, il était issu d’une famille méridionale et chaleureuse, donc très tactile. Il nous arrivait de nous tenir la main longuement. J’ai connu un homme en souffrance physique. Le rire, acte que je considère intime, est plus dur à lâcher dans la douleur. Mais oui, je suis parvenu à le faire rire, notamment à propos de ses cabotinages.
Dans le livre, le mystère Jourdan vous attire comme un aimant…
Quelle étrangeté que cette visite chez Louis Jourdan ; il aurait été tellement plus chic d’aller sonner à la grille de James Stewart, Cary Grant ou Gary Cooper ! Moi qui n’était pas fan, ignorant de pans entiers de la carrière de Louis Jourdan, je n’attendais rien de cette démarche, de cet élan. Il a vite cerné mes trous d’ombre. J’avoue avoir menti pour rattraper mes lacunes. Je bossais entre mes visites, menais des enquêtes sur Internet. Louis me conseillait de visionner d’autres films que les siens, des documentaires, et de lire, lire beaucoup. Les biographies des grands producteurs d’Hollywood, des ouvrages sur l’aventure du cinéma, l’ère du muet. Ouvrages en anglais que je peinais à déchiffrer avec le Harrap’s !
Cette initiation s’adresse à un déraciné qui, comme lui, à décidé de s’établir aux États-Unis…
Louis m’a permis de mieux comprendre ce pays, surtout de mieux me comprendre moi-même. Grâce à lui, j’ai découvert des oeuvres littéraires, philosophiques, me suis replongé dans Marcel Proust, abandonné très vite à l’adolescence chez les Jésuites, sans oublier Henry de Montherlant et Albert Cohen qu’il citait par cœur. J’ai vécu auprès de Louis une initiation à triple bandes : les connaissances de l’Histoire des États-Unis, du cinéma et une richesse à la fois littéraire et philosophique.
Ses goûts littéraires sont profondément européens. Ils renvoient à son personnage de Stefan dans Lettre d’une inconnue, le chef-d’œuvre de Max Ophüls de 1948, adapté d’une nouvelle de Stefan Zweig, qui l’épingle à jamais dans le panthéon du 7e art…
Louis Jourdan va beaucoup vous décevoir, mais Lettre d’une inconnue n’a que trois minutes acceptables à ses yeux. (rires) En revanche, il revendiquait l’adaptation du Comte de Monte-Cristo réalisée par Claude Autant-Lara, mais détestait Gigi de Vincente Minnelli, et vomissait Cancan de Walter Lang.
Là, il a raison ! Même si votre projet de documentaire n’a vu le jour, vous parvenez à le faire tourner. C’est une journée catastrophique où rien ne fonctionne comme prévu. Même son grand ami Kirk Douglas arrive en retard…
Je possède quelques images volées de Louis, car l’appareil photo installé dans son salon faisait aussi office de caméra. C’est déchirant. Son regard est perdu. Il fixe cet appareil, lui qui ne s‘est pas retrouvé devant un objectif depuis 1992. Il est pétrifié comme une bête sauvage dans un viseur.
Que lui avez-vous apporté ?
Jamais je n’analyse ce que j’apporte à autrui, mais quand je traversais les collines d’Hollywood pour me rendre à sa villa, je ne savais pas que j’avais peut-être moins rendez-vous avec Louis qu’avec moi. Est-ce que ce « moi » est aussi Louis ou bien est-ce moi avec lui ? Je n’ai pas la réponse. Il a confié à Joanna Shimkus, l’épouse de Sydney Poitier, une des amies intimes des Jourdan : « Olivier me fait penser à moi ».
Saviez-vous que son fils unique, Louis Jourdan Jr, était décédé d’une overdose en 1981 ? Ne voyait-il pas en vous l’homme que son fils aurait pu devenir ?
Je n’avais pas connaissance de ce drame quand j’ai rencontré Louis. Peut-être ai-je comblé l’absence de son fils pendant notre relation ?… Au terme de la première année, je ne lui ai plus serré la main, mais je l’ai embrassé. Au terme de la seconde, je l’ai aidé à se lever, à s’asseoir, donc je l’ai pris dans mes bras. J’ai eu à son égard des gestes d’aide-soignant, des gestes de tendresse proches de ceux d’un fils à son père. Quand il était las, il lui arrivait de me tutoyer.
Vous échangiez en français ?
Non, selon son degré de fatigue, l’anglais et le français alternaient. Parfois, il est plus facile de verbaliser une idée dans une langue d’adoption que dans sa langue natale. Mes enregistrements témoignent de bribes de conversations en anglais, mais le français reprend toujours ses droits. Un français très joli, quelquefois un peu fragile vu son grand âge.
Si je paraphrase le titre du mélodrame de Léo Mc Carey Elle et lui, pour vous deux, cela devient « Louis et Lui ». Vous manque-t-il ?
Bien sûr que nos rendez-vous me manquent. Nos échanges furent uniques, car, au regard de son destin et de ce lien souterrain qui m’unissait à l’acteur dès l’enfance, je ne pouvais partager cette relation si particulière qu’avec lui, qu’avec Louis.
Louis Jourdan, le dernier French Lover d’Hollywood – Olivier Minne – Éditions Séguier
Louis Jourdan dans La Comédie du bonheur de Marcel L’Herbier (1940)
Louis Jourdan dans Le Procès Paradine de Alfred Hitchcock (1947)
Louis Jourdan chante avec Judy Garland (1964)
Louis Jourdan raconte l’invitation au voyage d’Hollywood (1978)
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