Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons.

Sigmund Freud – Malaise dans la civilisation

Bad Timing : a sensual obsession s’ouvre sur Le Baiser de Gustav Klimt. Dans des couleurs mordorées, des ornements aux formes géométriques antagonistes, une tension semble diviser les amants du tableau. L’homme embrasse la femme avec fougue. Celle-ci pourtant détourne la tête. Souhaite-t-elle se dégager de l‘étreinte ? Se libérer de l’ardeur intempestive de son amant ?… Le Baiser qui revient plusieurs fois dans le film évoque le double visage de la passion qui aliène Alex Linden, anéantit Milena Flaherty.
Entre charge érotique et douleur de l’étouffement, Enquête sur une passion dissèque les rouages occultes du couple, préfigure Eyes Wide Shut (1998) le dernier opus de Stanley Kubrick adapté d’une nouvelle de Arthur Schnitzler. Vienne, la capitale autrichienne, imprègne les œuvres de Roeg et de Kubrick. Cité de l’impérialisme, berceau de la psychanalyse, elle accueille Klimt, Schnitzler et les idées révolutionnaires de Freud, auxquelles la complexité psychologique, la fantasmatique des couples de Bad timing et de Eyes wide shut se réfèrent.

Le montage de Enquête sur une passion est elliptique, nerveux, parallèle, ponctué d’inserts, de flashbacks et de flashforwards. Il multiplie les regards, les perceptions, les temporalités. Le passé et le présent ne cessent de se répondre, de s’enchevêtrer, de s’interpénétrer. Ce foisonnement traduit par un flot vertigineux de séquences devient explorateur de la conscience. Les méandres de la mémoire des personnages tissent le fil narratif. La diversité des lieux ranime les souvenirs, engendre des transitions visuelles. Ce puzzle d’informations trouve son explication dans la séquence du viol qui frôle la nécrophilie. La frénésie des coups de reins d’Alex s’oppose à l’immobilité mortifère de Milena. Le contraste entre les deux corps stimule un climax orgasmique, horrifique. Celui du combat entre la mort et l’amour. Thanatos contre Eros.

Le baiser de Gustav KlimtLe Baiser de Gustav Klimt (1908) @ DR

Bad Timing interroge l’attraction amoureuse sans jamais céder à une once de séduction. Il traque à froid ce mystère appelé «rencontre» qui propulse deux êtres l’un vers l’autre, les font se reconnaître sans se connaître, les aimante par un désir d’appartenance réciproque. Alex, jaloux pathologique et aveuglé par son savoir psychanalytique, ne peut faire table rase du passé de Milena. De son côté, Milena, légère et délurée, ne veut pas être comprise mais aimée dans l’instant présent. Alex se refuse à respecter ce choix. Obsédé par la volonté de maîtriser les tenants et les aboutissants de l’objet de ses sentiments, il emprisonne, étouffe la magie de l’idylle. À l’image de la reproduction de la tapisserie médiévale La Licorne captive accrochée dans son appartement. Au Moyen Age, la licorne symbolise la pureté. La tapisserie représente l’animal féerique parqué dans un enclos. Dans le film, elle est en plus enfermée dans un cadre.

Le dernier plan du long-métrage montre les deux rives d’un même fleuve. Métaphore des amants terribles de Bad Timing. À la fois liés et séparés, ils ne cessent de se regarder, semblent tantôt se rapprocher, tantôt s’éloigner, mais sans jamais se rejoindre. Parmi une bande-son éclectique qui réunit Keith Jarrett, The Who, Harry Partch, la voix rauque de Tom Waits ouvre le drame avec An invitation to the blues. Pendant le générique de fin, Billie Holiday lui répond It’s the same old story. Entre ces deux mélodies, pendant cent vingt-trois minutes, elle court, elle court la maladie d’amour, toujours plus pessimiste, douloureuse, cruelle, sans appel.

Bad timing : a sensual obsession

Eyes wide shut

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