Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour.

Blaise Pascal

Si le Dieu du 7e Art existe, il offre à Françoise Fabian – grâce à son inoubliable interprétation de Maud – l’une des places d’élection dans son panthéon.

poster_ma_nuit_chez_maud_rohmerLa scène se passe à Grenoble au coeur des années 1970. Sur une pente enneigée, un homme en parka est face à une femme emmitouflée de fourrure. L’homme l’attire vers elle, mais le froid semble ôter toute sensualité à cette étreinte. La femme demeure un moment blottie contre lui, puis renverse la tête. Les lèvres de l’homme effleurent celles de la femme. Ils s’embrassent très brièvement.

« – Vos lèvres sont froides, dit la femme
 / Les vôtres aussi. J’aime bien. / C’est dans le ton de vos sentiments. / Oui. Je veux dire : ce baiser est purement amical.
 / S’il l’était ! / Vous ne croyez pas à mon amitié ? dit l’homme en continuant à la serrer.
 / – Je ne vous connais pas ! rétorque-t-elle. »

5 ans plus tard, l’homme et la femme se retrouvent sur une plage de Belle-île. Lui, en famille. Elle, en robe de plage. Son bronzage et ses cheveux aux vents lui donnent un air libre, un brin oriental.
Leur conversation est brève. Il y a une femme et un enfant entre eux. Elle file seule vers les dunes. Il rejoint sa femme et son fils vers la mer. Générique de fin.

Ma nuit chez Maud ou Un homme et une femme selon Eric Rohmer. Maud et Jean-Louis. Françoise Fabian et Jean Louis Trintignant passent ensemble la nuit la plus chaste du cinéma, en prise avec le Pari de Pascal. Hors du temps, ce conte moral continue de nous intriguer et de nous émouvoir par l’universalité de son propos, de nous questionner sur la motivation et l’élan de nos sentiments. La mise en scène quasi-ascétique d’Eric Rohmer « éternise » – au sens littéral, biblique du mot – son propos. De son côté, la beauté et la pureté de la photographie en noir et blanc de Nestor Almendros offrent au film une stylisation qui transcende la religiosité ambiante des conversations. Mieux, la gomme au profit d’une spiritualité interrogative, vivante et vibrante de ses doutes.

Maud Fabian

Françoise Fabian, la Maud d’Eric Rohmer, s’inscrit en 1974 dans le cercle fermé des héroïnes cinématographiques qui vibrent pleinement dans leur siècle. Mieux, qui visualisent l’évolution de la femme. Dans son recueil de mémoire Le temps et rien d’autre (1) , la comédienne écrit :

« Maud incarnait la beauté, le désir, l’insolence. Son indépendance intellectuelle et son désir de contrôler sa vie était remarquable. Je comprends Maud, mais ne parviens à l’expliquer. J’ai joué ce personnage il y a près de quarante ans, et j’en suis encore très proche. Peut-être avons-nous eu le même destin ? Comme elle, je n’ai reçu aucune éducation religieuse, j’ai un grand besoin d’indépendance et j’accepte la solitude. S’il m’est difficile de parler d’elle, c’est que j’ai l’impression de parler de moi. »

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Maud vit seule avec sa fille. Au cœur des années 1970, sa monoparentalité encore marginale traduit un mode de vie avant-gardiste. Ni bourgeoise argentée, ni femme du peuple, elle est aisée mais sans ostentation. Exerçant une profession libérale, elle est cultivée sans être une intellectuelle. Ce personnage vit à la pointe de son temps car son statut, ses pensées et ses prises de positions sur le Pari de Pascal – donc, sur la religion et la morale – sont imprégnés de l’affranchissement du féminisme. Plus encore qu’une œuvre spirituelle, Eric Rohmer signe un film qui anticipe le sort de nombreuses femmes dans la seconde moitié du XXe siècle.
La virilité de Françoise Fabian, sa voix claire, sa diction précise qui lance les mots comme des flèches qui touche leur cible, sa beauté classique et souveraine sont autant d’atouts dominateurs face à la timidité féminine de Jean-Louis Trintignant. Regards soyeux et longs cils, il caresse chaque phrase dans ses lèvres ourlées avant de les murmurer. Maud dort nue à la hussarde. Jean-Louis, telle une jeune fille effarouchée, s’enroule tout habillé dans une couverture de fourrure avant de s’étendre près d’une femme.

En 1974, les aiguilles du temps portent chance à Françoise Fabian. Désormais, Maud et elle ne feront qu’une dans l’imaginaire amoureux des cinéphiles. Dès sa sortie, le monde entier célèbre le film et son interprète. Françoise Fabian devient La Fabian, et entre dans la légende du 7e art.