Tôt ou tard, toute femme indépendante se fait traiter de sorcière.
Les piliers de la terre – Ken Follet
Premier plan de Elle : une liberté à la Delacroix, mais à l’horizontal, robe et cuisses ouvertes avec filet de sang, sein nu. Visage tuméfié. Corps mutilé. Michèle Leblanc/Elle/Isabelle Huppert surgit du noir du générique, du chaos d’un viol, à même le plancher d’une demeure cossue de banlieue, parmi des débris de vaisselle. L’agresseur à cagoule en combinaison sombre a craché en elle, s’est essuyé le pénis, s’est tiré. Un chat gris aux yeux jaunes a maté l’agression, n’a pas miaulé ni griffé ni mordu, a fermé sa gueule. Une séquence plus tard, Elle commande japonais de façon banale, dîne avec son falot de fils entiché d’une tête à claque qui porte l’enfant d’un autre, prétexte une chute à vélo pour justifier ses ecchymoses. Quelques séquences plus tard, Elle au restaurant, face à son ex-époux de romancier en pleine loose, son amie associée à l’admiration ambiguë, le mari de celle-ci – queue sur jambes qui baise Michèle ou plutôt que Elle branle du haut de sa superbe – confie son agression, clôt le sujet par un : « Bon, on commande ? ». Michèle ne porte pas plainte, ignore les flics, s’en méfie comme de la peste depuis que son père, psychopathe fanatique en tôle, a mal interprété quelques réflexions et signes de croix, dégommé en série tout le quartier, habitants et animaux compris, puis foutu le feu au logis familial aidé de Elle, âgée de 13 ans. Pré-ado victime/coupable en sous-vêtements, maculée de cendres, regard vide, terrifiant, face à un objectif de presse. Obscénités croisées.
Michèle est née dans l’immoralité. Le temps du film, elle tuera le père et la mère, cougar en hiver qui désire épouser un bellâtre trentenaire gigolo, traversera les eaux glacées du Styx, plongera en chute libre dans les puissances obscures de la psyché, pour mieux renaître dans l’amoralité, debout, parmi les tombes d’un cimetière, au pays des morts, mais toujours en enfer.
Paul Verhoeven tourne pour la première fois en France, et commet son meilleur film avec Elle, le portrait d’une femme en dangereuse/en danger comme dans Spetters, Showgirls, Basic Instinct et Black Room. Puisse-t-il emprunter les traces de Luis Bunuel qui réalise, de Belle de jour à Le Charme discret de la bourgeoisie, une poignée de chefs-d’œuvre dans l’hexagone… D’ailleurs, à l’instar de Tristana, autre figure de justicière du mal, le réalisateur néerlandais affuble Michèle d’une béquille, appui nécessaire à l’agencement de son jeu de massacre avec réveillon de Noël en climax. Jeu pervers, abyssal, symbolisé par les escaliers d’un sous-sol qui conduisent à une chaudière. Modèle à double combustion qui réchauffe, excite, consume à mort ce plat qui paraît-il se mange froid : la vengeance.
Hitchcock était jaloux de Tristana, particulièrement du plan de la découverte de la jambe de bois de Deneuve qui panote en hauteur vers son visage devenu démoniaque. Dans la seconde tentative de viol, Michèle plante une paire de ciseaux dans la main de son agresseur, la douleur le fait déguerpir. Verhoeven, grand héritier de la matière hitchcockienne, dans la lignée d’un Chabrol qui la moralise (La Fille coupée en deux), d’un De Palma qui la dilate à outrance (Pulsions), pervertit le whodunit, c’est-à-dire le « qui l’a fait ? », ici « qui a violé Michèle ? ». Pour Hitchcock et ses disciples, le whodunit est sans intérêt. Seul le piège tendu par l’action pour confondre son auteur est vital pour faire avancer le suspense. Le scénario adapté par David Birke du roman Oh… de Philippe Djian, avance (pour « positiver » la métaphore ferroviaire et nocturne de Truffaut à propos des films) tel un TGV supersonique en plein jour tant les séquences livrent à chaque fois plusieurs pistes en strates, assènent des infos en pagaille sur les personnages secondaires très nombreux, le trajet de Michèle, son attitude de monstre à sang froid en famille et au travail, sans compter le suspense propre au thriller/blockbuster, l’horreur, l’humour noir, le grotesque, la farce… Ce trop plein scénaristique – apologie du romanesque proche du baroque narratif – pourrait noyer les caractères, au contraire, il les étoffe, les essore, et saisit les spectateurs par les couilles (Michèle en a et les spectatrices aussi !), les presse avec des images de foutre, de sang, de brûlures aux yeux, de plaies à la tête, de blessures aux jambes.
Plus qu’un récit, Elle relève de la Passion, d’un chemin de croix pendant lequel Michèle, pour se laver de ses oripeaux originels (symbolique du sang qui émerge telle une fleur de la mousse de son bain après son premier viol) épouse toutes les relations perverses, les épuise et triomphe par le mal sur tous le(s) mal(es) et la virilité de sa mère. Hantée sans cesse par la figure du père qui la regarde dans les écrans de télévision, Michèle, télécommande en main avant de couper l’image (renvoi du géniteur dans les ténèbres), le gratifie d’un « Je t’encule » répété trois fois. Trinité sodomite, Père/Fille/Esprit damné, communion/dépravation/fange, incestualité d’un père bourreau et de sa fille unique.
Le seul homme à hauteur de vie de Michèle est son père. Toutes les autres figures gigognes masculines sont des mauviettes déconsidérées, humiliées, écrabouillées par Elle. De son amant à queue de macho à son violeur à bouche de fille, de son fils chiffe molle à son ex-mari romancier au double littéraire plus talentueux, homme de plume dévitalisé par Michèle, productrice de jeux vidéo (dans le roman de Djian, l’héroïne est productrice de cinéma) à la violence crasse qui charrie de l’argent, beaucoup d’argent. Partout, au long du film, l’impact bulldozer des écrans qui éjaculent de la bestialité, des guerres, des viols du corps et de l’âme. Témoins des rapports humains, de l’intimidation sociale et familiale, des forces du désir sexuel cristallisés dans la tourmente d’une séquence de grand vent, de déchaînement des éléments naturels, qui rappelle L’Homme tranquille de John Ford. Michèle, au coeur de cette tempête, femme tranquille qui envoûte son violeur.
Rousses dans le vent
IsabELLE
Il est impossible d’imaginer, d’envisager au sens littéral, une autre actrice qu’Isabelle Huppert, interprète du mystère et de l’indicible, dans la richesse et la complexité de cette partition (le film initialement prévu pour Hollywood a essuyé le refus de plusieurs actrices dont Sharon Stone), couronnement d’une supposée neutralité alliée à un éventail de démonstrations physiques et émotionnelles. Ce jeu distancié, tendu, retenu, rattrapé par des virages à 180° avec angles secs, abrupts, envolées légères jusque dans la désinvolture, s’imprègne, se nourrit des fêlures de certains personnages « hupperisés », car il s’agit bien avec Elle, de l’atteinte d’un sommet « d’hupperisation » et – c’est peut-être la seule morale du film – du rachat de quelques figures de sa filmographie (la liste est loin d’être exhaustive) : la dentellière réduite à la folie par amour d’un fat intello, la postière de La Cérémonie avec son monologue de l’infanticide, miroir du récit du carnage commis par le père de Michèle, les relations sadomasochistes de La Pianiste et de Tip Top, la main de fer du juge d’instruction de L’Ivresse du pouvoir, les blasphèmes de deux grandes accusées par la justice des hommes, Violette Nozière la parricide et Marie-Latour la faiseuse d’anges de Une affaire de femmes. Toutes deux déclarent respectivement : « Dieu est vil, il faudrait quelqu’un au-dessus de lui. », « Sainte Marie pleine de merde, le fruit de vos entrailles est pourri. ». Michèle Leblanc, au nom du père/d’Huppert, les absout par : « Je t’encule, je t’encule, je t’encule ! ».
Elle, caractère au-delà du féminisme, prodigieuse érotique, confère au mythe de la sorcière. Celle par qui le scandale des fantasmes, des pulsions et des frayeurs surgit. Celle châtiée sous l’Inquisition par les supplices de l’eau et du feu, de la vierge de fer, du berceau de Judas, de la fourche d’hérétique. Créature d’acier et d’airain, entourée de personnages à l’alliage friable, entremêlés dans un rouage crénelé. Tous tournent autour, se resserrent, se cassent les dents contre son armure inoxydable, éternelle, si froide que seules les flammes de l’enfer peuvent, non pas l’humaniser, mais la réchauffer de quelques sentiments à défaut d’émotions. ELLE, sorcière désormais essentielle du 7e art.
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