Pour me raser la tête, je regarde le journal. On dit que j’ai deux coiffeurs à ma disposition. C’est faux. Je me rase la tête le matin en lisant le Herald Tribune. J’essaie d’éviter mes sourcils, mais tout le reste, je rase.
Yul Brynner – Radioscopie (1974)
Cher Yul Brynner,
Il est dans les tuyaux que nous passions quelque temps tous deux, un beau paquet d’heures ensemble, à vous rendre hommage. Déjà vous m’envahissez de votre persona, et pour m’immerger, tel un bain chaud, dans le bien-être de cette obsession, mieux vaut nous entendre, n’est-ce pas ? Votre intrusion dans ma vie, Yul, a commencé avec fureur dès la prime enfance. Chez mes grands-parents paysans, en plein cœur du bocage vendéen, en noir et blanc, lors de la vision dans le petit écran de Tarass Bulba. Contenu dans le rôle titre de ce film, l’exotique de votre panache avec look ad hoc : postiche queue de cheval noir de jais, toque en fourrure immaculée, sarouels dignes d’un créateur japonais des années 1980, tops cache-cœur qui caressent vos muscles glabres de cosaque zaporogue.
Quelques décennies et une poignée de films plus tard, aux confins de la Touraine, de l’Anjou et du Poitou – en gros le Far West made in France – j’ai découvert ébahi votre sépulture, la dernière demeure de Mongkut, le monarque siamois de Le Roi et moi, votre rôle phare dupliqué au cinéma, à la TV, en cartoon et déclamé plus de 4500 fois sur les planches. Bel au bois dormant à l’ombre de l’Abbaye royale Saint-Michel de Bois-Aubry. King size pour un géant d’Hollywood. Ultime couronnement pour un melting-pot de légende, de charisme, de talent, de mystère, « etc, etc, etc »[1]. Cette abréviation latine répétée par Mongkut avant l’entreprise d’une danse endiablée avec sa gouvernante Anna, vous va comme un gant. Raccourci qui en dit long, voile posé par pudeur, par coquetterie peut-être, sans nul doute pour entretenir l’énigme de votre gueule que Cecil B. DeMille comparaît à une mappemonde qui aurait roulé sa bosse dès le Big Bang.
À la façon d’un Romain Gary, bien avant d’interpréter Ramsès II dans Les dix commandements, vous vous tressez des berceaux loin du Nil, brouillez les pistes, redistribuez les cartes de vos origines. Un jour à Vladivostok, le lendemain sur l’île nipponne Sakhaline. Migrant bohème, gypsy polyglotte, concentré d’Orient, d’Europe et d’Hollywood avec étoile qui protège votre crâne de bébé, lustre son éclat au numéro 6162 du Walk of Fame.
En 1974, au micro de Jacques Chancel dans Radioscopie, vous pitchez la version définitive de votre road-trip : Juli Borissovitch Bryner, fruit d’un père Suisse et Mongol, d’une mère roumaine et tzigane. Jeune pousse à Pékin, ado à Paname avec guitare en bandoulière qui gratte dans les night-clubs. Le « troubadour nocturne », en langage brynnerien, devient « Auguste volant, clown triste », c’est-à-dire trapéziste au Cirque d’Hiver jusqu’à la quarantaine de fractures d’une méchante chute. Traversée de l’Atlantique à l’aube des années 1940, arrivée en Amérique en qualité de « psychiatre et architecte de plateau », soit metteur en scène TV dans un premier temps, vous franchissez dans la Cité des Anges le miroir entre l’ombre et la lumière, la réalisation et l’actorat. Yul au pays des merveilles de l’art dramatique, initié en France par Georges Pitoëff, aux USA par Michael Tchekov, le neveu d’Anton, et adepte de la méthode Stanislavski.
Pour fouiller dans votre filmographie, analyser votre psyché d’interprète (un acteur n’avance-t-il pas masqué de ses rôles ?), je souhaite amorcer mon investigation par cette séquence de Westworld de Michael Crichton (1973). Vous incarnez un cow-boy androïde, référence à Chris, héros de The Magnificent Seven, le premier inscrit au générique viril des Sept mercenaires. Dans Westworld, le cow-boy robot ouvre le visage de son clone. À l’intérieur de sa boîte crânienne, tout un enchevêtrement de fils électriques. À partir de ce plan, métaphore de distance, d’introspection et de dédoublement, je désire plonger en vous avec un choix précis d’extraits de films dans lesquelles chatoient la multiplicité de vos racines, vous le nomade qui avez élu domicile sur le tard dans un château de Normandie, terre d’élection des canards sauvages et des pigeons acrobates, « rouleurs orientaux » selon votre vocabulaire de monstre sacré.
Acteur hors frontières qui ne résiste pas aux sirènes cocorico dans La Folle de Chaillot de Bryan Forbes (1969), Le Roman d’un voleur de chevaux d’Abraham Polonsky aux côtés du couple Gainsbourg Birkin (curiosité américano-franco-italo-yougoslave de 1971), Le Testament d’Orphée de Jean Cocteau (1960) et Le Serpent d’Henri Verneuil (1973), qui cède aux tourments des Russes blancs dans Les Frères Karamazov de Richard Brooks (1958) et Anastasia d’Anatole Litvak (1956), s’adonne au pittoresque (dé)bridé dans Le Roi et moi de Walter Lang (1955), Tarass Bulba de Jack Lee Thompson (1962) et Les Turbans rouges de Ken Annakin (1967), sans oublier vos visitations bibliques : les roi d’Égypte et de Jérusalem dans Les dix commandements de Cecil B. DeMille (1956) et Salomon et la reine de Saba de King Vidor (1959).
À l’aube des années 1950, Brynner superstar, méfiant de la gloire, de ses bûchers et de ses vanités, las de son image de cinéma, en trop gros plan sur les écrans du monde entier, régénère Yul, l’homme et l’acteur, avec l’interprétation en live de Le Roi et moi sur les planches. Vous lui devez bien ça à Rama IV alias Mongkut. Ce rôle de monarque qui vous met – je ne résiste pas au jeu de mot – la « Yul à zéro », propulse au firmament votre calvitie aftershave, définitive et si sexy.
Pendant des dizaines de milliers de représentations, sur les scènes du monde entier, face à des parterres de folie, vous dansez, chantez, gouvernez à la tête d’un royaume de comédie musicale avec un seul objectif : modifier la perception de vie d’au moins un spectateur dans la salle. Qu’il regarde, après les tribulations de Mongkut au cœur d’enfant dans un corps de souverain, ses contemporains avec plus d’empathie, qu’il considère sa moitié avec plus d’attention dans la chaleur de son nid, vous qui déclarez à Chancel « Je compte sur la force des femmes et je l’exploite avec joie ». Vous passez l’alliance à l’annulaire de quatre épouses, concevez deux enfants, un garçon et une fille avec des mères différentes, adoptez deux petites vietnamiennes avec une troisième, accueillez enfin un enfant illégitime. Mosaïque d’une recomposition familiale bien avant les modes et les codes des tribus d’aujourd’hui.
Dans ce documentaire sur vous, donc avec vous Yul, je promets de montrer combien l’homme du XXe siècle fait preuve d’une sensibilité moderne quand il évoque les liens avec sa progéniture : « miracles d’intimité » ; « férocité d’amour » entre père et fils ; « tendresse d’amour » avec vos trois filles. Et aussi – j’ai bien peur qu’on l’ait oublié – l’ambassadeur de bonne volonté de l’ONU que vous, vous n’avez pas oublié d’être. Vous vous engagez sans faillir pour combattre « la pourriture morale » infligée aux migrants du monde entier, à leurs enfants désemparés, sans but ni contrée, graines de révoltes et de terrorisme en germe que vous prévoyez avec justesse dans vos entretiens donnés aux médias. Cher Yul, en 2018, la prolifération de la migration et des attentats au nom des religions ferait frémir le garçon qui a retrouvé son géniteur à l’âge de 20 ans. D’ici loin, au rayon nicotine, les cigarettes que vous compariez aux clous de votre cercueil sont devenues hors de prix, et vos allocutions télévisuelles avant votre mort d’un cancer du poumon, le 10 octobre 1985, le même jour qu’Orson Welles, fédèreraient la consensualité du moment. Qui sait, si vous reveniez avec votre faux air à la Fantomas (vous avez failli vous retrouver aux côtés de Louis de Funès et de Jean Marais sous la direction d’André Hunebelle, mais comme les clopes de maintenant, vous étiez très cher, trop pour une comédie française) peut-être illustreriez-vous les paquets de tabac légendés de l’implacable « Fumer tue » ?
À vous, l’homme de foi sans dogme épinglé dans le panthéon du 7e art, la « goutte mouillée dans l’océan » animée d’une mission humaniste et artistique, celle de faire rêver le temps d’une valse avec Anna, d’une chevauchée dans la neige avec les frères Karamazov, d’une rixe dans un saloon avec six mercenaires, d’un baiser langoureux avec Anastasia, d’une étreinte de butor avec la reine de Saba, d’une eau changée en sang avec Moïse, d’une complainte tzigane avec votre pote Aliosha Dimitrievitch, j’émets un vœu avant de nous quitter. J’aimerais clore notre rendez-vous cathodique avec un orchestre gypsy autour de votre pierre tombale en Indre-et-Loire. Dans les airs, Two guitars que vous interprétiez jadis. Sur le sol, des pétales de fleurs multicolores pour entretenir votre mémoire, chérir votre esprit. Le vôtre dont j’espère saisir les vibrations en posant, en pensée et de nombreuses fois pendant les prochains mois, mes lèvres sur votre front.
Yulement vôtre.
Le Mystère Brynner, documentaire réalisé par Benoit Gautier & Jean-Frédéric Thibault produit par Darjeeling pour Arte. Diffusion 2020 pour le centenaire de naissance de l’acteur.
The King and I
Les 10 commandements
Les sept mercenaires
Westworld
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