Il m’arrive de poser des questions à l’intérieur d’un film mais le plus souvent, je laisse la matière se dire devant moi, se vivre sans mon intervention et se construire de façon organique.

Pierre Perrault

De 1980 à 1994, Simone Suchet mène une série d’entretien avec le cinéaste québécois Pierre Perrault. Le travail du documentariste qui invente en même temps que Jean Rouch « le cinéma du vécu ». Leurs conversations sont publiées aux éditions Capricci. Extraits.

pierre_perrault_couv_capricci_simone_suchetLes entretiens ont commencé au cœur de l’hiver québécois, en 1980, très exactement le 11 décembre et se sont poursuivis jusqu’en mars 1981, à raison de deux à trois entrevues par semaine. Je suis arrivée chez Perrault à Ville-Mont-Royal « avec mon sac de questions », mais plus encore pétrifiée de doutes et de craintes. Je fus accueillie par Yolande Simard-Perrault, la femme de Pierre, et immédiatement dépêchée à l’étage dans le bureau de Perrault. Une pièce immense, lumineuse, ordonnée, un canapé des fauteuils et des livres innombrables, rangés sur des étagères mais aussi disposés en piles instables sur le sol, des journaux, des cahiers. Le bureau d’un homme qui travaille. Pierre Perrault m’accueillit aimablement et m’invita à m’asseoir. Il patienta le temps que je sorte mes stylos, mes cahiers et mon petit magnétophone. L’entretien pouvait alors commencer. Ma première question portait sur « la culture du pain », une expression que j’avais lue à diverses reprises dans des entretiens et dont je ne saisissais pas le sens.

La France ou la culture du pain
Il faut au moins manger du pain dans sa langue. C’est cela la culture. La France est le seul pays industrialisé qui fait encore son pain de façon artisanale et c’est un signe de culture et de civilisation. Pour se sortir d’un état de dépendance, il faut se construire une puissance et par là-même mettre d’autres personnes dans un état de dépendance. Pour les Indiens, nous sommes l’ennemi délégué de la puissance anglo-saxonne, comme l’Anglais est l’ennemi délégué de la puissance américaine pour nous ; il exerce une puissance intermédiaire tout en participant de la puissance globale. Le fait d’être québécois et d’exister comme une masse de six millions d’habitants, avec un réseau efficace de magasins, d’outillage, de capacités et de connaissances écrase les Indiens. Leur cri est un cri de détresse qui m’accuse de ma puissance.
En France les intellectuels ont fabriqué une littérature de seigneurs, écrit des tragédies grecques en français et totalement négligé l’Être français populaire. Les personnages de la littérature française sont, pour la plupart, des Français d’idée. Cela me fait dire des choses qui peuvent paraître énormes, à savoir que la littérature française n’existe pas parce qu’elle est morte au XVIe siècle. Dire que la culture française est décadente est injuste, mais je maintiens que la culture authentiquement française est morte après Rabelais. Il faut ensuite attendre Beaumarchais pour avoir un valet qui ose prétendre à autre chose qu’à la servilité.

L’aliénation de la culture québécoise
La situation est très différente au Québec. Il me semble d’abord important de préciser que le terme québécois est un terme récent. Autrefois l’on disait canadien-français-catholique, une expression qui décrit ce que nous sommes culturellement : avec deux allégeances et une religion. C’est une vision antérieure, une description d’un type morphologique en voie de disparition en chacun de nous mais qui a néanmoins laissé beaucoup de traces. Au Québec nous avons des écrivains extraordinaires, un peu moins intellectuels que les Français, mais c’est chose normale vu que nous n’en sommes pas au même stade de civilisation. Certains voudraient faire de la culture québécoise une culture raffinée pour ne pas dire décadente comme la culture française. Quant à la société américaine elle a imposé au monde sa médiocrité.

Le cinéma
Le cinéma est venu naturellement. François Bertrand de Radio-Canada m’a recommandé à Crawley Films et c’est ainsi que j’ai pu tourner La Traverse d’hiver à l’Île-aux- Coudres, le premier film d’une série de treize aussi intitulée Au pays de Neufve-France. À ce moment-là, j’étais tiraillé entre trois tendances : l’image en direct, c’est-à-dire celle qui se préoccupe des hommes, le son, c’est-à-dire le travail radiophonique, et le théâtre. J’ai vite abandonné l’idée du théâtre. En travaillant avec René Bonnière sur la série cinématographique.
Au pays de Neufve-France, j’avais appris quelques leçons. Je savais entre autres choses qu’avec un magnétophone, on peut créer des situations qui tuent la parole et d’autres qui, au contraire, la favorisent. Parmi les choses que j’ai apprises, trois sont restées à jamais fixées dans ma tête et je les utilise comme une philosophie : le canot, le bonjour et la goélette. Trois choses pour dire que le film est moins important que les hommes que l’on filme, donc qu’il ne faut jamais déranger une action spontanée et ne jamais demander à des gens qui ne sont pas comédiens de faire des gestes qui, pour eux, n’ont pas de sens.

pierre_perrault_pour_la_suite_du_mondePour la suite du monde co-réalisé avec Michel Brault

Pour la suite du monde (1963)
Nous avons découvert un pays et donné des ancêtres aux gens du Québec. Nous avons rendu l’homme québécois possible et donné les lettres de noblesse d’une oeuvre à notre être. Grand-Louis parlait facilement, comme tous les habitants de l’Île-aux-Coudres, d’ailleurs. Ce sont des gens de parole extraordinaires, doués d’une faconde sans borne. L’objet du film n’est pas la pêche au marsouin mais les hommes qui tendent cette pêche. J’ai facilité la reprise de cette pêche pour essayer de découvrir son importance poétique, importance que je percevais dans le discours des hommes. La pêche au marsouin, nous l’avons vécue dans la mémoire et dans l’instant, avec tous les avatars et toutes les difficultés que cela représentait. En faisant ce film, j’essayais de découvrir l’inspiration de ces hommes, la vision qu’ils avaient d’eux-mêmes dans le cadre précis et vivace d’une action. Dans Pour la suite du monde, le spectacle n’a d’intérêt que parce qu’il permet de regarder comment les gens vivent ce spectacle, c’est-à-dire ce qu’il signifie pour eux. Ce premier long-métrage m’a permis de découvrir une possibilité que j’avais en moi et qui m’autorisait à faire quelque chose de différent, c’est-à-dire restituer une parcelle de vécu.

La Bête lumineuse (1982)
Ce film est le résultat d’une rencontre avec des gens truculents et passionnants qui se retrouvaient dans un camp de chasse à la recherche de l’orignal. Une occasion à ne pas rater pour moi qui ai toujours voulu faire un film sur la fête de la parole dont la chasse à l’orignal est la grande occasion. La Bête lumineuse est une réflexion sur l’homme québécois, sur la façon qu’il a de se réfugier dans la chasse alors que, par ailleurs, il est représenté par des êtres qui ne le concernent pas.
Pendant toute l’année, les « Pocailles » de Maniwaki, Stéphane-Albert Boulais et Bernard Lheureux, les deux protagonistes de La Bête Lumineuse, vont au base-ball, boivent de la bière Molson, pensent et rêvent par le truchement de héros qui leur sont étrangers. Puis pendant une semaine, quand ils vont à la chasse, ils deviennent les héros de leur propre vie. Là, enfin, ils vivent leur vie alors qu’ailleurs ils en sont simplement spectateurs. Ce monde reproduit un tiraillement de l’homme québécois, tiraillement dont Stéphane-Albert Boulais, est le plus représentatif. Il a, dans le contexte où il vit, une sorte d’existence double, et c’est d’ailleurs en cela que le personnage est intéressant. Il appartient d’une part à la culture savante et universitaire, par ses études et son enseignement, et d’autre part à la culture populaire par ses amitiés. Tout le drame du film est là : il est repoussé, chassé de l’enceinte un peu comme s’il avait trahi.

Ce livre est édité chez Capricci

Pour la Suite du monde

La Bête lumineuse