Quel plus grand hommage peut-on rendre à un homme qu’on admire que de lui prendre sa femme.

Jean Eustache – La Maman et la putain

« Au travail avec Eustache (making of) » de Luc Béraud, coédité par Actes Sud et l’Institut Lumière, vient de recevoir, et aussi d’inaugurer, le 1er Prix du Livre de Cinéma décerné par le CNC. À lire en parallèle de la rétrospective Jean Eustache à La Cinémathèque française qui rencontre un grand succès.

Entre 1963, année où il réalise Les mauvaises fréquentations et un film inachevé, La Soirée et 1980, année où il tourne ses deux derniers films, deux courts métrages, Les Photos d’Alix et Offre d’emploi, Jean Eustache a signé une douzaine d’opus – courts et longs métrages, fictions et documentaires – dont au moins un chef-d’œuvre, La Maman et la putain, Prix du Jury au Festival de Cannes en 1973. Il se suicide le 5 novembre 1981 à Paris, à son domicile, âgé de 45 ans seulement. Natif du Sud-Ouest (Pessac) dans un milieu modeste, Jean Eustache était un homme capricieux et fantasque, un écorché vif, rongé par l’alcool. Attachant, insupportable, artiste hors-normes. C’est de cet homme et de ce cinéaste que Luc Béraud, lui-même scénariste et réalisateur choisit de nous parler dans son ouvrage Au travail avec Eustache (making of).

Luc Béraud fait ses débuts au cinéma comme assistant réalisateur de Marguerite Duras, Jacques Rivette entre autres et de Jean Eustache pour trois films, Mes petites amoureuses, le premier volet de Une sale histoire et La Maman et la putain. Homme de métier, Béraud livre ce témoignage de première main, et c’est ce qui fait tout le prix de ce bref récit, écrit à la première personne en une suite de courts chapitres remarquablement documentés. Plongé au cœur de la fabrication des films, Béraud apporte des renseignements précis sur la préparation – repérages, casting, choix artistiques, réglages techniques – et sur le tournage lui-même. En observateur privilégié, il révèle l’envers du décor, brosse le portrait d’une personnalité tourmentée et à fleur de peau avec lucidité, générosité et respect.

Son témoignage  est infiniment précieux car il montre de l’intérieur, de manière concrète avec une foule d’anecdotes et de détails, parfois savoureux, toujours pertinents, combien le télescopage de la vérité biographique avec la fiction cinématographique – essence même du cinéma de Jean Eustache – a pu donner lieu à des tournages difficiles voire carrément chaotiques, notamment pour Mes petites amoureuses. Les films d’Eustache, d’une singularité profonde et d’une sensibilité extrême, sont des transcriptions de sa vie. Pour lui, la frontière entre vie privée et cinéma n’existait pas, il s’agissait donc de retrouver les choses telles qu’elles étaient dans la réalité et de les reconstituer avec une précision absolue, au prix souvent d’efforts douloureux.

Dévoré par l’alcool autant par que le souci harcelant de vérité et de fidélité à la réalité qui l’inspirait, Eustache exigeait de tourner à l’endroit même où les scènes s’étaient déroulées, de faire des images proches de ses souvenirs et de sa réalité, jusqu’à l’obsession. Lorsqu’il n’obtient pas ce qui, pour lui, est conforme à sa vérité, il quitte le plateau, disparaît trois ou quatre jours puis revient et reprend le tournage. Ce comportement n’est, bien évidemment, pas sans incidence sur l’œuvre achevée, et c’est ainsi que Luc Béraud peut déclarer que revoir Mes petites amoureuses quarante ans après le tournage est « une expérience décevante » car Eustache n’a pas réussi à « transcender son scénario au tournage » d’où le sentiment que le film « prend souvent un ton artificiel, en décalage avec l’évidence de la situation et la clarté du récit », ce qui n’empêche pas pourtant que « le regard sur l’enfance reste terriblement juste et douloureux ».

Les récits de tournage décrits par Luc Béraud, sont extrêmement précis, racontent les moments de satisfaction autant que de doute, et nous permettent d’entrer au cœur même de la fabrication des films. Béraud évoque sans sensationnalisme, avec objectivité et lucidité ce qu’il a vécu, sans jamais minimiser les exigences quasi-irréalisables demandées par un réalisateur aussi engagé. Il dit ainsi son admiration pour l’œuvre et son affection pour un cinéaste devenu son ami, un homme souvent insupportable mais aussi terriblement attachant, capable de générosité autant que d’humour comme en témoignent la mention des noms des assistants « dans les mêmes caractères et la même grosseur que le sien » ou encore celle de « conseiller artistique : Mr. Jack Daniel » au générique de Mes petites amoureuses.

Un livre éclairant, passionnant écrit par un homme qui aime, connaît le cinéma et ses métiers. À lire sans modération.

Jean Eustache – présentation de cycle par Frédéric Bonnaud from La Cinémathèque française on Vimeo.